Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 17 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (décalages)


Dans la soirée, mes yeux se décillent. J’abandonne les rivages d’une veille artificielle ; la lutte pour gagner des intervalles de conscience s’achève. La pluie a cessé, la chaussée luit. La course en taxi n’en finit pas — je ne sais pas où nous allons. Il ne paraît pas utile de le demander. Sur ce point, j’abandonne…

La ville défie toute limite. Voilà une vingtaine de minutes que nous roulons. Je ne vois rien changer — je ne suis pas certaine, en dépit de ce trajet, que nous nous soyons déplacés en elle. Cette course pourrait être vaine.

Sans qu’il soit possible de le prévoir, elle s’arrête. Je regrette presque que soit atteint le point (un restaurant) où ce déplacement selon l’espace et le temps se terminera. Se profilent de nouveaux obstacles alors que je m’attachais à saisir selon le grain le plus fin dont ma mémoire se révèlerait capable les moindres particules de ce monde, sans espoir de retour.

Décalages enchâssés. Les stratégies conventionnelles sont empêchées. S’ouvre une partie inconnue, qu’il faut jouer plus finement, pieds nus. Le contact avec le monde devient doux et léger. Je ne m’étonne pas qu’un petit requin glisse contre la vitre de l’aquarium en contrebas duquel je suis assise — il reviendra contre ma main appuyée à la vitre.

Le poisson brillant, tout juste sorti de l’eau, est apporté sur un grand plat. Les baguettes soulèvent la chair presque transparente découpée en lamelles ; elles ouvrent un arc de cercle autour de l’arrête dorsale, enroulée sur elle-même. De fines algues violettes dessinent sur la glace de minuscules entrelacs. Les conversations se ponctuent de rires étranges. Ils claquent sèchement. Un requin glisse à la limite de mon champ de vision. Je suis étrangement heureuse.

Il est impossible de ne pas remarquer que les nageoires, encore tenues par un peu de chair, s’agitent dans le vide.

2 commentaires:

  1. Étrangement, n étant pas entre virgules, dit la façon de ce bonheur et non, heureusement, sa rareté . Le requin y est il pour quelque chose? Cure conseillée par Samuel Butler de grands animaux?ces nageoires en fin! Manger comme un requin? Étrange mais pas même peur, ou avec bonheur ,de manger vivant. J aurais pourtant lâché la fourchette...euh ..la baguette.

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  2. Dîner avec un requin, c'est pas commun. Comment ne peut pas y voir un décalage ? Quant à l'espace et au temps, ce billet aurait pu faire partie de la série "abstraction au voyage". T'es décidément bien "abstractive" comme fille ! :)

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