Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 26 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (loin de Tokyo)



Pourquoi ?, disiez-vous.

Les feuilles de ce carnet ne se détachent pas de moi. Toutes les autres se sont envolées, celles écrites un soir d'été sur la marche du jardin, à l'ombre des pivoines sanglantes qui dans la nuit s'ouvraient, exhalaient un parfum presque écœurant, celles écrites dans des chambres d'hôtel entre des draps froids et lisses, que parfois je compte, dénombre, quand je cherche l'oubli, elles ont toutes disparu de ma mémoire — n'y passent que comme des nuées lointaines, et d'ailleurs je ne les cherche pas ; il n'y avait ni vent mauvais, ni geste rageur de la main, je vous le promets, je n'ai rien déchiré.

Mais les circuits improbables, indéchiffrables qui faisaient, à l'intérieur de ma boîte crânienne, les connexions électriques qu'en d'autres temps on aurait appelées mes idées, tous, ils se sont effacés. Et à ce moment-là, la question m'a transpercée. S'est vrillée dans mon âme.

Les yeux et les consciences étaient si clairement ajustés, l'un à l'autre. Le déplacement qu'habituellement j'opère n'était pas possible. Art de l'esquive, du paradoxe. Les gens d'habitude ne tiennent pas tant à leurs questions. Il n'y a aucune difficulté à se dérober. Mais face à vous me sont revenues par bouffées les images de là-bas

la collégienne immense dans le même uniforme que ses camarades … ce jeune homme à l'accent parfaitement anglais qui riait tellement : il avait découvert que je cherchais mon chemin dans le métro en tenant à la main un plan du réseau ferroviaire… je me perdais donc à chaque pas avec un peu plus de sérieux et de précision … et moi aussi j'avais ri… cette femme si précieusement vêtue d'un kimono complexe et merveilleux, lourd, coloré, il pleuvait, tout était noyé dans le gris qui venait de la mer (quelle mer ? je ne sais pas ? celle dans laquelle j'avais vu des fleuves glacés se jeter dans l'aube absurde d'un hublot d'avion… une autre peut-être… un océan dont le nom me transperce… je ne sais pas, j'étais si perdue, vous comprenez ?)… elle relevait un pan de son vêtement pour monter dans un taxi et il sembla qu'un instant toute la ville s'immobilisait, figée autour d'elle… je crois même qu'il n'y avait plus aucun bruit

… puis le mouvement reprit, et le bruit de nouveau, et la foule traversa le carrefour démesuré.

J'étais perdue mais je n'avais pas peur.

3 commentaires:

  1. "les feuilles de ce carnet ne se détachent pas de moi".. comme ça fait écho..

    RépondreSupprimer
  2. Comme une absence dans un univers où tout semble si présent. C'est pas donné à tout le monde ! Et comme Jeanne, j'aime beaucoup les feuilles de carnet qui ne se détachent pas de moi. Enfin, parfois, j'aimerai en découper quelques-unes, juste au niveau de la spirale mais sans déchirer aucun œillet. Mais, ça, c'est une autre histoire.

    RépondreSupprimer
  3. L'on peut donc se perdre sans avoir peur? Lorsque tout s'arrête et que tu vois cette femme relevant un pan de son vêtement pour monter dans un taxi...le temps figea ainsi que ma pensée qui la voyait toute en couleur dans un monde gris tout autour. Et je ne voyais que ça......tu me fais voir tes mots (encore)

    Merci pour cette belle lecture Isa. Je vais me coucher et demain matin je reviens en lire une autre...que de retard j'accuse!

    Denise

    RépondreSupprimer