Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 16 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (oublier)

Vous pouvez bien, certes, faire défiler les pages, laisser votre regard glisser ici, de ligne en ligne, je n'y peux rien, je n'y pourrai jamais rien, il manquera toujours, à chacun de ces feuillets (où que le vent les porte, et puisse-t-il être immense, les disperser comme des nuées, et du même souffle, avec la même force, m'éparpiller moi qui ne suis rien, comme les éclats colorés d'une mosaïque, très ancienne et détruite, dont vous ramasseriez les morceaux usés au bord de la mer, après le déroulement incessant des vagues, et sans même y penser), à chacune de ses pages, il manquera les odeurs, les essences, les parfums, les exhalaisons qui caressèrent mon visage, parfois atrocement, imprégnèrent mon écharpe, se déposèrent dans ma mémoire d'où elles hantent mes souvenirs. J'achoppe sur ces qualia insaisissables, qui ne se déposent pas tout à fait dans les strates sédimentées des phrases.

Il y eut ce minuscule restaurant ... (était-ce un restaurant ?), nimbé de buée et que je ne revois qu'à travers un nuage de vapeur. J'y suis entrée un soir, dans une rue que je ne retrouverai jamais, chassée de dehors par la pluie, quelque chose comme une impulsion imprécise.
Autour de l'espace rectangulaire, dans la lumière des néons, la moitié au moins était cassée, où les serveurs préparaient les soupes fumantes, les clients étaient répartis, silencieux, penchés au-dessus de leurs bols de soupe, dans lesquels ils plongeaient leurs regards, sans jamais échanger un mot. Sans savoir le moins du monde ce que je demandais, ni ce qu'il résulterait de mes choix, j'appuyai sur les touches d'un incompréhensible distributeur, qu'on m'avait désigné d'un geste, et choisis, parmi les caractères qui échappaient à ma saisie, ceux qui semblaient revenir le plus régulièrement ; j'étais réduite à supposer qu'ils indiquaient quelque chose comme de la soupe... supposition rationnelle suspendue dans l'attente (elle se débattait avec quelques bribes incomplètes, le sens du jeu et un peu de monnaie dans la poche faisaient le reste).
Il se trouva en effet que, quelques instants plus tard, le temps que je m'oriente dans cet espace, une soupe fumante et parfumée arriva devant moi qui restais incapable de déceler les ingrédients de sa mystérieuse composition. Une algue verte et sèche, grumeleuse, tapissait le fond du bol, et je vis, dans les frontières de mon champ de vision que mon voisin de gauche en détachait de petits morceaux, aidé de ses baguettes, avant de les mêler au bouillon.
L'algue (était-ce une algue ?) craquait doucement, et l'opération ne me demandait pas le moindre effort. Je détachais de petits morceaux étrangement géométriques. Le silence qui régnait alors était un même silence, celui que je partageais au plus profond de moi. Des volutes énormes sortaient des marmites que les deux hommes, à l'évidence fatigués, vidaient au centre de cet espace, dans des récipients opaques. Il suffisait de laisser les pensées se perdre dans l'humidité tiède. Et vint alors quelque chose comme l'oubli.

Ces respirations vous reviennent sans la palpitation de la vie, au creux des veines du poignet. Lucrèce jadis la pesa et en donna une estimation. Ne plus la sentir, parfois, me manque un peu, et manque à chacune de ces pages.

Quelque chose de désespérément sec se dépose ici, d'où vous repartirez les mains vides.

1 commentaire:

  1. Et bien moi je trouve ce texte humide voire même moite à souhait. Mais tu as raison, il doit manquer une dimension liquide à l'écriture quand on est, et tu semble l'être, obnubilé par le désir de transmettre des sensations corporelles plus qu'intellectuelles.

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