Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 13 avril 2011

L'∞, 110

— Tu es où ?
— À Marseille.
— Tu fais quoi ?
— Rien de spécial, je vais à la gare.
— Tu prends le train à quelle heure ? Tu rentres là ?
— Je prends le 15h28, j'arrive à 18h40.

J'ai bien été obligée d'apprendre les horaires de train par cœur, de les imprimer en moi, de les enregistrer dans les tracés les plus intimes de ma mémoire, et finalement de leur consacrer toute une série étrange et inespérée, improbable, de connexions neuronales. Et voilà qu'à présent elles leur sont entièrement dévolues. Cela peu à peu se retourne contre moi. J'ai parfois l'impression de me transformer lentement, certes mais implacablement en une de ces voix automatiques qu'on entend dans les gares.

J'ai appris toutes les réponses. Elles répondent exactement aux questions qui me sont posées. J'ai appris leur exactitude.

Je ne peux pas répondre autrement, j'ai essayé mais personne n'en est satisfait, et les silences interfèrent que je ne maîtrise pas, et ils finissent par constituer un obstacle à toute phrase possible, je ne peux absolument pas répondre que je suis assise au bord de l'eau dans un écrasement de soleil, et que je regarde depuis près d'une heure les griffures profondes dans la pierre du Vieux-Port, que j'ai bien calculé, mais qu'il n'y avait aucun moyen d'aller ailleurs que là, qu'il n'y avait aucune raison décisive de ne pas s'asseoir sur les pierres du Vieux-Port, et là, d'attendre Ulysse. Il finit toujours par venir, il suffit qu'il n'y ait pas trop de bruit. Et même, même s'il y en a, même si les supporters de Manchester United éructent des jurons dans des parfums de bière sous le soleil de l'après-midi, je finis toujours par le retrouver et par m'asseoir à côté de lui, et par oublier là le reste de mon devenir.

J'ai appris par cœur toutes les réponses. L'effort de mémoire a été phénoménal. Elles écrasent le temps et les possibles. Les autres, je ne peux pas les dire, personne ne les écoute, jamais personne ne les écoutera.

— Tu es où ?
— Sur une pierre, au soleil, au bord de la mer.
— Tu fais quoi ?
— J'hésite. Je ne sais pas si j'enlève mes chaussures et si je mets les pieds dans l'eau. J'ai bien envie. Mais Ulysse va arriver d'une minute à l'autre. J'aimerais qu'il soit là. J'ai des questions à lui poser pour oublier hier. Et j'ai peur que mes affaires s'envolent, il y a trop de mistral.
— Tu prends le train à quelle heure ? Tu rentres là ?
— Oui, dès que j'ai rêvé un peu, dès que j'ai rassemblé tous les possibles, dès que j'ai reconstitué mes pensées après la longue traversée des Enfers que je viens de faire, imagine que cette fois je n'ai même pas croisé Eurydice, en larmes, je suis allée dans une région tellement éloignée, tellement profonde des Enfers, que je n'ai croisé personne. Je crois que je me suis approchée du Léthé. Mais je ne voulais pas oublier la possibilité d'Ulysse, alors je suis revenue, je suis là, je l'attends. Je reprends le train tout à l'heure.

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