Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 3 juillet 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (uchronique)



L'important, peut-être, n'était pas d'être perdue à des heures d'avion d'un chez soi hypothétique qui trouve sa seule justification dans sa propriété première : être habituel. Ce n'était pas du tout cela, l'important. Je ne recherche rien de la rupture des habitudes dans les passages intempestifs des frontières au petit matin. Certes, à ce moment précis, elles cassent comme un bois sec et c'en est fini d'elles. Cependant j'en suis sûre, je me suis suffisamment penchée sur la question, ce n'était pas cela qui a troublé la saveur de ces  jours au point de les surimposer constamment sur mes pupilles, et de les mêler intimement à tous les états de conscience de ma mémoire. 

Sur ce point, je n'ai aucun doute. Ce n'est pas ce changement intrinsèque qui a pu modifier le goût, la texture, qui aurait pu à lui seul les rendre tout à la fois  rêches  de l'inconnu et  caressants comme des absurdités oniriques,  de ces jours immenses au creux de l'hiver, dont le souvenir se diffuse en moi, dans lesquels je me replonge constamment, dans lesquels il ne sera jamais possible de revenir, et dans lesquels en dépit de tous les paradoxes que j'y ai détectés, les uns après les autres, patiemment, je me replonge sans pouvoir faire autrement : d'eux je ne peux pas sortir, d'eux je ne veux pas revenir, et pourtant ils  sont dans mon souvenir comme une nuit humide, pluvieuse, et sans sommeil, dont la traversée est impossible, dont les rives sont inatteignables, et dans laquelle je n'ai pas trouvé le repos mais seulement des rêves, des rêves indéchiffrables, multiformes, changeants, vertigineux, sans qu'il soit besoin  pour cela des vapeurs de l'alcool, des fumées inconstantes. La parenthèse aussitôt fermée se rouvre. 

Les feuillets du carnet se noircissent, ils cesseront bientôt, ce possible est fragile mais les pages s'accumulent, je ne sais plus rentrer, j'ai bien dû perdre une clef des futurs contingents, je ne sais plus revenir, il n'est même plus question que je revienne, alors que je suis revenue depuis des mois, alors même que les lettres envoyées de là-bas sont parvenues depuis bien longtemps à leurs destinataires, que les cadeaux ont bien été distribués, égarés sans doute, que les quelques pièces de monnaie, les billets de banque se sont un temps mêlés à la monnaie qui traîne dans mes poches, j'en ai retrouvé au moment de payer des cigarettes ou du pain, et le commerçant triomphant me refusait ces pièces, que pour rien au monde je ne lui aurais données, elles revenaient dans ma poche, s'y mêlaient de nouveau à son contenu, se juxtaposaient encore quelque temps à ce qui constitue l'improbable contenu de mes poches, dans leur désordre méréologique. Mais les futurs n'y font pas résonner leur contingence.

Ces jours n'ont plus de temps ni de lieu. Ils se détachent de moi sur les feuillets de mon carnet, s'inscrivent en signes successifs et abstraits sur l'écran de mon ordinateur, et soudain, dans la lumière du jour qui décroît, dans le silence qui m'entoure, ils ouvrent un possible. Tout s'y replie et s'y déploie. Les vagues immobiles du rivage continuent de s'avancer. Je les regarde par le hublot de cet avion dont je ne sais s'il me ramène ou s'il m'emporte. Et j'écris ces mots sur la buée opaque de la baie vitrée, au cinquante-et-unième étage d'une tour que je ne retrouverai jamais.

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