Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 29 septembre 2010

Carnets lointains, XI (vêpres absurdes)


La suite ne fut que vêpres absurdes, de plus en plus absurdes.

Je conservais encore quelques bribes d'habitudes, quelques liens de causalité qui semblaient n'avoir pas tous explosé à terre avec moi ; il restait à ma disposition quelques articulations, du monde, de la pensée, des possibles, les uns aux autres. Les jonctions étaient faibles, les connexions intermittentes n'éveillaient dans mon cerveau que des influx très aléatoires entre mes neurones. Tout cela, je le reconnais volontiers, à ce moment de mon existence, était désordonné, mal assuré, j'en conviens, il serait difficile de le nier, mais à quoi d'autre aurais-je pu déposer un peu de la confiance dans le monde, sans laquelle il n'est pas de mouvement possible, sans laquelle la conscience aigüe du gouffre qui va nous aspirer, ne nous quitte pas un instant et nous oblige à rester toute la nuit assis à notre table de travail, sans jamais nous retourner, sans jamais nous détourner, rongés tout à la fois par le manque de sommeil et par l'insomnie, (les deux ne vont pas de pair et leur alliance est une souffrance ultime) ?

Une femme est passée à côté de moi. Silhouette fine.

Elle portait dans ses bras, contre sa poitrine, un nourrisson minuscule dont elle caressait la tête. Je ne pouvais pas l'entendre mais je suis sûre qu'elle lui parlait d'une voix douce, qu'il sentait sa chaleur rassurante et suave, rien que cela, rien d'autre que sa chaleur, sa douceur, sa voix. Ils semblaient seuls au monde dans le déversement continu de bruits et de lumière.

J'ai écouté une impulsion subite et suis entrée dans le premier café qui s'est présenté. Je n'ai fait attention ni à son entrée, ni à l'organisation de l'espace, à la distance entre les sièges, à leur assise mœlleuse,  je n'ai pas passé expertement en revue les visages des autres consommateurs,  ni leur façon de se tenir, toutes choses qu'on évalue, avec une sagacité toute sociale, avant d'entrer quelque part. J'étais seule. Abasourdie. Atomisée. J'avais dans l'idée que boire, n'importe quoi, n'importe quoi sauf de l'alcool, pourrait me rendre au monde autrement qu'éclopée et hallucinée. Qu'un liquide chaud enlèverait ce cauchemar de mes veines.

C'est alors que cela a recommencé.

Je suis entrée. Je me suis assise et j'ai commandé. "Un thé russe, s'il vous plaît". "Oubliez, a répondu le garçon, il n'y a que du Darjeeling". "Parfait". Les jardins de Darjeeling allaient apaiser ma conscience malade, je commençais à m'affaler dans un fauteuil suffisamment profond, quand je les ai vus. Les cigarettes. Celles qu'on allume. Celles qui le sont déjà. Les mégots. Les cigares. Ceux qu'on écrase. Une femme sort un paquet. La fumée monte verticalement.  Une femme écrase dans un cendrier un mégot qui porte les traces de son rouge à lèvres. A cigaret that bears lipstick traces. Celui qu'on écrase. Des ombres, des spectres, personne d'humain dans ce café, mais en revanche, tous, oui, tous fumaient. Un homme se penche et tend son briquet. La flamme incendie mes yeux. Son visage, soudain, s'éclaire dans les ténèbres. Elle se penche et tire une bouffée de sa cigarette qui soudain devient incandescente. 

C'est à ce moment-là que mes yeux se sont fermés.


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