Les arbres eux-mêmes n'étaient pas les mêmes. Tokyo, et les arbres étaient légèrement différents, c'était des arbres, certes, ils demeuraient des arbres, force calmement végétale, presque immobile, qui respire légèrement dans le vent, et la lumière rasante du soleil ; il était impossible de ne pas les reconnaître … ils se dispersaient dans le parc, se rassemblaient ensuite, formaient une frondaison plus serrée, et le chemin entre eux se perdait de vue, échappait aux regards.
Je le suivis du regard le plus longtemps possible, la pluie tombait fine et drue, presque tiède m'obligeant à regret à rebrousser chemin, à retourner vers la salle artificielle et translucide, que je connais si bien.
(c'est la même, exactement la même salle, de Tokyo à la rue d'Ulm en passant par Genève, toujours la même, dans laquelle on nous enferme, les portes se referment, et les concepts s'entrechoquent sous les lumières des néons jusqu'à ce que l'un d'entre eux lâche, les concepts se brisent, volent en éclats dans le silence absolu de la pensée, et certains tombent sur le sol, dans des éclaboussures de sang).
Échappée subtile, quelques instants arrachés dans le flux de la journée. La violence est extrême d'autant plus qu'elle est feutrée, lente et abstraite. Le sentier s'enroulait, se déroulait entre les arbres, m'en distrayait quelque temps. Je n'ai pas peur de cette violence, et la manie assez bien. Je savais toutefois que je ne reviendrai pas ici, que les pas que je n'aurais pas faits le long de ce chemin ne laisseraient jamais leurs traces dans aucun monde possible, sur aucun sol détrempée d'aucun monde possible, et le combat reprendrait plus tard avec sauvagerie. Oublier un instant les concepts entrechoqués froidement comme des épées, les affrontements rituels, les sabres, sans quoi j'aurais pu me croire rue d'Ulm, à Aix-en-Provence, ou à Genève, et la présence de Tokyo se dessinait, pesait sur mes rêveries. Échappée possible.
Ici le décalage est assumé par le monde lui-même. L'intégralité du décalage ne pèse plus sur mes épaules. Je n'ai plus nul besoin de jeter des voiles, d'entrelacer des possibles, d'intercaler des écrans de musique assourdissante et féroce pour supporter le monde, je n'ai pas besoin de déplacer la focale pour la placer légèrement en arrière du monde, et ainsi ne plus l'affronter de face, je n'ai plus besoin d'esquive, de feinte. Les arbres sont différents, la pluie est différente, les nuages sont différents, la mer est différente, la présence de la mer est différente, l'air est différent et je respire différemment par une lente infusion du monde en moi.
Ici il est possible d'être heureux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire