Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 30 septembre 2010

Carnets lointains, XII (dislocation)


J'adoptai alors la seule posture envisageable : rester immobile, presque effondrée sur moi-même, dans cet immense fauteuil de cuir, et attendre que le monde reprenne sa texture (s'il la reprenait). Bouger le moins possible. Le choix n'était guère héroïque, j'en conviens. Il se réduisait à limiter mes mouvements, à retreindre l'extension de mes actions à la saisie de la tasse de thé. La porter à mes lèvres. La reposer lentement. Laisser se déployer dans le temps, dans le monde, une plage d'immobilité. La chaleur se diffusait lentement. Et recommencer. Autant de fois qu'il serait nécessaire, pendant que ma conscience analysait les sense data.

Je ne pouvais pas imaginer que le monde conserve cette texture effilochée.

Jusqu'à la trame. Certes j'avais déjà constaté des traces d'usure, par endroit, des déformations de la matière, des accrocs en formation, je m'étais déjà dit, intérieurement, sans y attacher trop d'importance, que le passage du temps commençait à faire son œuvre, j'avais chassé cette idée aussi vigoureusement que possible, mais à présent, l'évidence me gagnait. Il devenait impossible de lui résister. Le monde s'était tellement érodé que toute sa structure apparaissait.

Les lignes horizontales remplacèrent alors, dans ma vision analytique, les cigarettes, qui elles-mêmes avaient remplacé les pupilles noires. J'avais espéré un moment, tout en subissant ce phénomène,  j'avais pu croire, dans les replis de ma conscience où je tentais de trouver un peu d'immobilité calme qu'il n'était qu'un effet de la luminosité particulière de ces objets, qu'il leur était dû, en raison de quelque qualité seconde qui m'avait échappé chez eux ; comme, un instant, les clignotements  lumineux des ampoules électriques, de toutes les ampoules électriques que les yeux peuvent percevoir dans un paysage urbain et nocturne, avaient porté cet accent, mon hypothèse s'en était trouvée renforcée, et au point où j'en étais, elle devenait rassurante.

Lorsque les lignes horizontales se détachèrent, je compris que toute la texture constitutive du monde se défaisait. Elles furent ensuite remplacées par les verticales, sans que cela ne me surprenne outre mesure. On s'habitue vite. Verticales de la rampe d'escalier. Verticales de la balustrade. Verticales des chiffres lumineux sur la caisse enregistreuse. Des pieds des chaises. Des encadrements des portes. Des bords des affiches sur les murs. Au milieu de ces verticales parfaites, des silhouettes estompées, atténuées, se levaient, passaient, traversaient cet espace hérissé de lignes, et je ne comprenais plus comment cela leur était possible. Je me concentrais sur l'espace le plus restreint qui soit, je clôturais ma perception sur un univers minuscule, entre ma tasse de thé et la saisie confuse que j'avais de mon être.

C'est alors que les obliques se détachèrent à leur tour.

Je compris que la structure se défaisait, que la trame apparaissait, que les fibres se détachaient de l'être. Et de nouveau, tout bascula.


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