À partir de là, le jour s'est noué différemment.
Il faut avouer que nous tirions vers le crépuscule bleuté. Plus rien n'était debout ; je ne me souviens de rien. Seule la vieille ville reste dans mon souvenir de cette journée. Il y a, sur les pavés, une sonorité particulière des pas. Ils sonnent différemment. Le contact avec le sol se fait, finement, précisément par une surface qui se réduit le plus possible, de sorte que l'impression n'est pas tout à fait celle de la marche. Le talon se pose, en équilibre, sur l'arrondi faible d'un pavé ; tout l'équilibre du corps se recompose à partir de ce point de contact avec le monde. Ou plutôt : le point de contact avec le monde est un point minuscule d'équilibre qu'on abandonne aussi vite qu'on l'a établi pour un autre, et ainsi de suite, tant qu'il y a des pavés. Il ne suffit plus, comme le suppose Giacometti, d'arrêter la chute à chaque pas, il faut rebondir le plus précisément possible d'un impact à un autre, et peser le moins possible sur chacun d'eux.
Je suis sûre que chacun d'entre nous a, dans la marche, une musicalité propre.
Elle est imperceptible, assurément, à celui qui la dispose dans l'espace, qui traverse avec elle la ville et les faubourgs d'autrefois, qui remonte les rues en égrainant le rythme propre de sa marche. Imperception de soi dans le crépuscule tirant à sa fin. On le traverse, dans une légèreté des impressions, et on oublie absolument la présence qu'on porte au monde. L'air est transparent et la présence qu'on porte aux instants l'est aussi. La fumée monte d'une cigarette qu'on fume, adossé à une fontaine, une des innombrables fontaines. On entend le bruit que fait l'eau en jaillissant puis en disparaissant. Un concert se prépare dans l'Église Saint-Jean de Malte. Un homme est immobile au milieu de la place et semble absorbé entièrement dans le son d'une voix qui lui parle dans son portable.
Il suffit d'être aimé pour que l'autre entende la tessiture de notre présence.
Les premières notes d'un concert s'échappent de l'Église. Par la porte ouverte, au-delà de l'espace du concert, elles se dispersent dans la ville, bien au-delà du rai de lumière qui vient lécher les pavés du parvis, il faut croire qu'elles traversent imperceptiblement les rues et les places. Il faut penser qu'il y a de minuscules perceptions qui nous frôlent à peine, qui nous effleurent, qui caressent notre visage dans l'air du soir, sans que nous les remarquions. Il n'empêche qu'elles sont là, qu'elles emplissent le monde, qu'elles le densifient et qu'alors quelque chose soutient notre présence.
Et il devient possible d'exister autrement que comme des ombres chinoises dans le crépuscule.
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