Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 19 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LIV



Que deviennent nos reflets lorsque nous nous glissons hors champ, hors du champ du miroir ? Personne ne peut le dire. Nous sommes tous repartis, et Narcisse s'y est perdu. Que deviennent  nos ombres lorsque la nuit tombe et qu'elles se recouvrent du voile du crépuscule ? Peu à peu elles disparaissent dans une masse opaque, de plus en plus impénétrable ? Que deviennent-elles ? Où passent-elles le temps qu'au matin nous les retrouvions, attachées à nos pas ? Ils restent seuls et pantelants, comme des mariées abandonnées devant l'église, stupides et pétrifiées dans le tulle et la dentelle inutiles ? Elles se glissent et se résolvent dans l'élément liquide et naturellement leurs, se dissolvent comme le sel dans la mer. Cristaux infimes en quoi les rochers millénaires finissent par se résorber même, quelle que soit leur résistance. La souffrance serait-elle moins vive si seulement nous conservions dans un miroir les reflets des visages et les reflets des êtres, eux tous, qui furent opaques à la lumière et qui cachèrent en eux les palpitations vives ? La souffrance serait-elle moins intacte si nous pouvions, de notre ombre, prendre la main d'une ombre ?

Démultiplication.
L'opération, aussi complexe soit-elle, se déploie dans le monde, non pas à l'infini, mais toujours à l'image de notre finitude : elle demeure dans les limites indécises de l'indéfini. Où sont allés tous nos reflets, images de nous dans tous les miroirs que nous avons croisés, de toutes parts de par le monde ? Vieillissent-ils comme nous vieillissons ? Nos humeurs passent-elles sur leur front, voilent-elles leurs regards comme elles voilent les nôtres ? Les larmes ou les sourires se mêlent-ils sur eux comme ils se mêlent en nous ? Tous les reflets de nous que nous avons regardés, ceux que nous avons transpercés, reflets de nous dans les vitrines, traversés de nos regards, et les reflets de nous, dans la vitre du train, à la nuit tombée. Entre tous, ils sont détestables, images tenaces de nous dont rien ne peut nous détourner, qui occultent à nos regards, quoi que nous fassions, le paysage noyé d'encre, et nous fixent autant que nous les fixons. En est-il jamais un qui ait cédé, enfin baissé les yeux ? La pupille noire au centre de l'image se troue de nuit, aveugle la nuit aveugle, se répand sur le paysage, et à cet endroit là précisément où nous pensions rejoindre le monde, nous ne voyons plus rien.

Punctum cæcum.

Face à nous. Reflets. Cette image qui nous fixe quoi que nous fassions, soutient notre regard, qui jamais la première ne le baissera, sans pitié, jamais, en dépit de notre soif toujours plus grande de rejoindre le monde. Et eux tous, reflets de nos ombres, ombres de nous sur la surface de l'eau, dans la flaque après l'averse, reflet de notre ombre sur le mur dans le miroir de la chambre, les ombres aussi ont des reflets, et il arrive même que, par un matin d'été, nos reflets aient une ombre, tous ces simulacres de nous que nous abandonnons dans le monde, desquels nous nous dépouillons. 

Dans lequel d'entre eux se cache notre part de vérité ?

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