Il n'y a plus personne.
La cour est vide et silencieuse, elle, jamais vue ainsi auparavant, immobile et mangée d'ombre. On dirait qu'un encrier s'est renversé, même si, de par le monde, nos images mentales vont changer, que nous sommes au bord de ce moment qui s'ouvre, et sans doute nous n'en vivrons pas d'autre comparable à celui qui commence, où les rêveries passeront par d'autres représentations, où nos rêves vont changer de paradigme, les doigts sur un clavier, rythme musical, non plus la vision mais l'écoute attentive de toute ligne mélodique, dépendante exactement des enchaînements entre les lettres inscrits dans de minuscules trajets nerveux, cet écart exactement, comme au violon, les doigts se repèrent les uns par rapport aux autres, les enchaînements se répètent, jusqu'à se faire sans hésitation, dans l'espace des cordes, parallèles, où trouver les écarts, monter les positions, première, troisième, redescendre, puis encore remonter, la main se repère, cinquième, par rapport à elle-même, troisième, et les notes sortent et la musique s'en suit
Et de même les caractères sur l'écran ne se renversent pas, de tels accidents ne se produisent pas, et l'écriture reste fluide et comparable en tout point au sang qui coule dans les veines, et qui bat dans les tempes, tant qu'il bat dans les tempes, diastole systole, et ainsi de suite (la liste n'est pas exhaustive)., battement du cœur et des doigts sur le clavier, c'est tout un, pas autre chose, peut-être que le bout des doigts est plus vif, plus nerveux, mais ce qui importe c'est cela, le rythme diastole systole qu'on entendra dans les phrases.
On est assis là, sur un banc de pierres, incapable de retrouver la porte derrière laquelle l'enfant qu'on a été a passé tant d'heures, penché sur son cahier, mais on se souvient parfaitement de la tâche d'encre, encrier renversé sur le parquet presque gris perle, elle dessinait une étrange araignée, gigantesque semblait-il, et l'opprobre s'était abattue sur la classe toute entière. On se souvient de la religieuse au visage encadré d'un voile qui avait ouvert la porte avec un seau gris et une serpillière tout aussi grise, tout le monde avait senti au plus profond de son être le désastre qui s'annonçait, et personne n'osait plus regarder cette tâche immense, monstrueuse, que d'un coup de talon, maladroitement, l'un des enfants que nous avons été avait fait, sans aucune intention, à la surface du monde.
À présent que le paradigme a changé (diastole, systole, le déplacement des doigts sur le clavier), il doit être possible de tourner la page.
J'aime beaucoup votre texte, mais en particulier cette phrase qui me touche beaucoup "On est assis là, sur un banc de pierres, incapable de retrouver la porte derrière laquelle l'enfant qu'on a été a passé tant d'heures, penché sur son cahier..."
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