Enfoncer, par l'écriture, un coin dans le béton effrité mais tenace du réel. C'est tout ce qui reste. Seules les couches superficielles se délitent, mais on sent facilement, sous les doigts, la résistance absolue du dispositif. On ne voit pas comment faire autrement. C'est ça, ou alors être écrasé, anéanti, dans les décombres de mort. On ne voit pas comment les mots pourraient s'insinuer dans les fissures comme de l'eau, ni comment ils pourraient profiter d'une nuit de gel pour gagner en extension, et faire éclater toute la structure ancienne, jusqu'à laisser voir le jour. C'est ça, ou rien. Alors il n'y a pas à hésiter, sur la stratégie à adopter, et tant qu'il est possible de respirer le souffle des mots, de se retenir à eux, de sentir leurs syllabes sur les joues, un souffle de vie est possible. Dans l'hypothèse où les lourdes portes se refermeraient, il n'y aurait plus qu'à étouffer lentement dans l'air vicié des verbes à l'indicatif.
Grincement. Les portes se referment derrière nos pas.
Il faut un souffle d'air, un rai de lumière, n'importe quoi, toutes les ruses pour enfoncer un verbe se tenteront dans le dédale des phrases, un irréel, un possible, il faut un temps autre que l'indicatif, assurément on n'y arrivera pas autrement, il faut mettre les verbes sur un mode différent, un conditionnel, un subjonctif…
pourvu qu'il vienne, je ne serais pas venue si le jour n'avait pas été aussi immense… je ne resterais pas si je ne le voulais pas… si tu tendais ta main, alors tu sentirais le souffle du vent… que le bleu infini de la mer me revienne… je mourrais sans lui…
…jouer des hypothèses et des suppositions est une stratégie moins désespérée que le monde, inventer des traces de possibles dans la structure étouffante du réel… pour tout cela, il faudrait un contrefactuel, une réduction à l'absurde de ces décombres, une réduction féroce, capable de corroder la matière brute de ce monde, et qu'importe si le correcteur d'orthographe ne connaît pas les contrefactuels, et qu'importe que personne ne s'en saisisse, il faut des ruses de l'esprit de plus en plus désespérées, de plus en plus cinglantes, où on inviquera les stratagèmes les plus étourdissants, où on les convoquera les uns après les autres (jusques et y compris la prière rétroactive, qui porte sur un événement du passé, déjà inscrit dans le cours du monde)…
et se dessinera alors une autre ligne mélodique.
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