L'∞, 92

Dériver… oui, je vois… j'ai essayé, une ou deux fois. Je me souviens, j'ai essayé, on peut dire les choses ainsi, même si je n'y avais pas pensé, alors, mais pourquoi pas ?

C'était dans le soleil et l'eau salée et verte et bleue, et fraîche. Dériver. L'eau était transparente, elle inondait mes yeux de lumière quand je nageais, contraignant à une crispation tenue des paupières, la pupille, rétrécie, fermée autant qu'elle pouvait, brûlait sous l'effet conjugué du soleil, du ciel, et le courant et les vagues, presque rien d'ailleurs, juste de quoi, à contresens, plonger, descendre, remonter vers la lumière respirer, plonger, descendre encore un peu plus bas le long des rochers desquels j'avais plongé, ouvrir, sous l'eau les yeux, la sentir contre moi, fraîche, enveloppante, saisissante, remonter, respirer, reprendre souffle, retrouver le soleil, de loin, les silhouettes sont de simples traits colorés, sur le fond du monde, ponctuation, replonger, redescendre, s'immobiliser, à la verticale du fond, les bulles d'air que fait la respiration remontent vers la lumière, en colliers de bulles, en chapelet d'effervescence, des ascensions fabuleuses, des pétillements de vie, remonter, respirer, les profondeurs sont tentantes, attirantes, mais remonter, respirer, la lumière et l'air doux, le vent, le soleil…

… et pendant tout ce temps ainsi tenu d'impressions en impressions, ponctués ainsi de plongées, d'apnées dans les courants sous-marins, de remontée vers la surface, le courant entraîne déplace emporte, dérive, oui je dérivais, tu as raison, c'est vrai, mais pendant ce temps, au moins, je ne pense à rien d'autre qu'à cette effervescence de la vie. J'ai un air en tête, une très vieille chanson italienne, j'en connais des bribes, elles me reviennent, je descends, je reprends mon élan, les yeux ouverts sous l'eau, je l'ai en tête, quelques notes, un air très simple, plonger, remonter, ouvrir les yeux, surtout sous l'eau et dans le soleil, ouvrir les yeux.

Pendant ce temps, mais en fait, de temps, il n'y en avait pas, il n'y avait que ces quelques notes qui s'égrenaient dans ma tête, parfois sur mes lèvres, entre les gouttes d'eau salée, alors pendant ce temps, le lieu géographique dans lequel je suis se déplace, me déplace dans l'espace de la représentation du monde, de la saisie géographique des coordonnées de mon emplacement à la surface de la terre, le courant m'emporte, m'entraîne, me déplace, selon les mouvements dominants du monde, le long du monde, dans sa courbe, il me déplace, m'entraîne, il n'y a rien à faire qu'à le laisser faire, le monde se déplace, glisse, peu à peu, moi je ne bouge pas, je suis bien, simplement, dans cette effervescence de la vie.