Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 25 mars 2011

L'∞, 79

— Tu viens ?
— J'arrive.
— Fais attention, ça glisse.
— ça va, je me débrouille : j'ai l'habitude, tu sais. C'est étrange, chaque fois que je passe ici, je pense à une amie. Elle fut la personne la plus proche de moi durant des années. Enfin, on dit ça comme ça, c'est un peu enfantin, ma meilleure amie, en somme. Elle avait un défaut, en particulier. Il fallait toujours que ce soit moi qui aille la voir, qui lui propose de dîner, ou d'aller au théâtre. Si je ne la contactais pas, elle non plus, ne me contactait pas. C'était une amitié en écho. Sa structure était en écho. Pourtant, elle avait du caractère, ce n'est pas ça, je pense juste, je le pensais d'ailleurs déjà, qu'elle était profondément égoïste. On peut être ami avec quelqu'un et voir ses défauts, non ?, et aussi, être ami avec lui malgré ses défauts, non ?
— Fais attention, tu vas glisser, les pierres sont humides.
— Je sais, tu me l'as déjà dit. C'est sans doute une différence avec l'amour, je me le suis souvent dit, l'amour rend aveugle, pas l'amitié. Sur ses amis, on n'est pas aveugle, non ?
— …
— Je veux dire, on sait en général. On sait comment ils sont. On sait ce qu'on peut leur demander et là où il vaut mieux ne pas les chercher, on sait comment ils fonctionnent, comment ils se comportent, comment ils se glissent dans les interstices, on sait qu'ils voudront toujours aller dans le même café, où qu'ils appellent toujours à minuit vingt-deux. Un jour, rien que pour voir, je ne sais pas ce qui m'a pris, un peu pour être sûre qu'elle avait envie de me voir, je me suis dit que j'allais la laisser me téléphoner, elle. D'habitude, on se voyait tous les trois quatre jours. Je me suis dit que c'était à elle, pour une fois, après dix ans d'amitié, de me joindre. Que j'allais attendre sans doute une petite semaine avant qu'elle s'aperçoive que je n'avais pas appelé. Et puis qu'elle appellerait. Je souriais intérieurement en …
— Je t'avais dit de faire attention !
— C'est bon, c'est rien, j'ai dérapé, c'est tout ! Et tu sais ?, elle n'a jamais appelé. Maintenant, ça doit faire dix ans qu'on ne s'est pas parlé. Je sais qu'elle habite tout près d'ici, mais je ne vais pas l'appeler ou passer à l'improviste après toutes ces années. C'est absurde, hein ? Tu ne trouves pas ?
— Regarde.
— …

Sous nos yeux, toute la ville se déployait dans l'imprécision de la brume qui l'enveloppait, qui la voilait dans ce crépuscule, elle suivait la pente, descendait vers la mer, se ramifiait, on pouvait suivre les avenues, les artères, on pouvait sentir toute sa palpitation interne, intense, qui commençait à s'éclairer dans le crépuscule, peu à peu les lumières s'intensifiaient au fur et à mesure de la tombée de la nuit, et puis au fond, la mer immense modifiait tout, métamorphosait la ville, le monde, ouvrait vers un ailleurs, des possibles, des retours, des départs, des voyages immenses, elle avait la couleur inchangée que je lui connaissais depuis toujours, qu'elle avait infusé dans mes souvenirs les plus anciens, qui infusait en moi comme la couleur de la mer. Exactement. Celle que les peintres cherchent tous. Celle qui se dépose sous mes paupières, dans mes rêves.

Ulysse, évidemment, ne disait rien.

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