Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

lundi 28 mars 2011

L'∞, 85

C'était désespérant. Parfois le désespoir est fin et aiguisé comme une pointe de compas. La blessure n'est pas profonde. Elle n'a aucune gravité. Mais la pointe métallique s'enfonce dans la pulpe du doigt. Traverse les premières couches de la peau, finement innervées et une goutte de sang perle, qu'on aspire avec application, pour ne pas tâcher la feuille du dessin, et en fait pour la curiosité qu'éveille le goût du sang, et la culpabilité de la curiosité qu'on a éprouve à boire son propre sang, peu importe la traînée transparente et rouge, bientôt bordeaux, qui traverse la feuille.

Je ne sais pas pourquoi ce mot éveille en moi le même désespoir. Exactement le même. Aspex, aspicis, n. m. : (les souvenirs me reviennent peu à peu) le bonnet du flamine, la pointe du bonnet du flamine. Dessin, à côté de la petite notice lexicale que j'apprends par cœur, pour illustrer le mot, parce que je n'étais pas supposée me représenter exactement la pointe du bonnet du flamine. Prêtre d'un culte. Prêtre du culte impérial. Il se penche, rallume la flamme, entretient le feu du culte impérial. Son bonnet : aspex, aspicis, n. m. ne glisse pas de sa tête, ne tombe pas dans les flammes. Il se penche sur le foyer, entretient le culte impérial, son bonnet ne glisse pas, la pointe du bonnet est intacte, aspex, aspicis, n. m., hors des flammes, sa dignité est entière, il se redresse, flamine du culte impérial dont je sais dire le nom de la pointe du bonnet, et je sens descendre asymptotiquement vers le zéro, tendre asymptotiquement vers zéro, les chances que je pourrais avoir de dire jamais ce mot.

Alors, par une opération inverse, multiplication par un nombre ∞, d'une puissance tout de même modérée de l'∞, je me représente la pointe du désespoir ulysséen, la trace que cela peut laisser, dans les parties les plus subtiles de l'âme, d'avoir entendu les sirènes, de ne pas pouvoir les entendre à nouveau, de connaître leur chant, de l'avoir à jamais perdu, pointe extrême du désespoir, sur lequel il est impossible de s'appesantir. Puisqu'il n'est même pas possible d'en parler. Une pointe fine, qui s'enfonce dans les pensées, le désespoir perle calmement, qu'on lèche et qu'on avale, comme les philtres de la magicienne.

— Comment fais-tu, Ulysse, pour que tes souvenirs ne te pèsent pas, n'alourdissent pas tes pas, tous ces souvenirs que tu as en toi, comme des strates, comme les vagues de la mer ∞e, les souvenirs de ce que tu as vu, de ce que tu as fait, traversé, affronté ? Je n'arrive pas à comprendre. Moi, je ne m'en sors pas, de ma mémoire minuscule, même le souvenir d'un mot est trop pesant pour moi.
— Je ne sais pas.
— Dis-moi …
— D'où tiens-tu qu'ils ne me pèsent pas ?

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