Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 26 mars 2011

L'∞, 81

— Tu n'en diras rien ?
— Non.
— Pourquoi ?! Pourquoi tu ne diras rien du chant des Sirènes, tu es le seul à l'avoir entendu et tu n'en diras rien ?
— Il n'y a rien à dire.

Et disant cela, il fixait son regard au loin. Je sentais bien qu'il était inutile d'insister. Je sentais aussi que, s'il avait su où elles se trouvaient, il les aurait rejointes. J'avais l'impression qu'il n'aurait pas hésité une seconde. or, si la possibilité d'Ulysse, elle-même, bute sur une impossibilité, ce n'est pas moi qui vais en déplacer les lignes. Dire que j'en ai entendu parler dans les salles lambrissées du Collège de France, et je suis obligée d'admettre aujourd'hui qu'il n'en dira rien. Pas un mot. Jamais. Le coin de ses yeux se plisse quand il y pense. C'est visible. Il sait parfaitement que je le regarde, et que je vois ce sourire qui n'atteint que les yeux, et il s'en moque. Il ne dira rien pour autant.

Quand je pense à ces voix qui s'élèvent pour ne rien dire. Sur rien. Acrobatiquement ignorantes. Creuses comme des œufs éclos. Coquilles à présent inutiles de nos pensées. Je connais un homme qui élève des chevaux. À force de l'entendre, le matin, au petit jour, saluer les uns et les autres qui entrent dans son monde, j'ai fini, à force de l'entendre, de ne pouvoir éviter de l'entendre, parce que d'abord j'aurais tout fait pour l'éviter, la force de la répétition, sans doute, j'ai remarqué chez lui une chose étrange : au fond, il ne dit rien, rien du tout, il utilise les mots, et la portée de sa voix, comme une incantation pour provoquer chez les autres telle impression, en retour, au son de sa propre voix, de ses pensées on ne sait presque rien, il ne dit presque rien, sans doute parle-t-il aux humains comme il parle aux animaux, il n'y met pas plus de contenu, juste un flot d'impressions créées, constituées. Ce n'est pas une mauvaise façon de parler, après tout.

— Il y a une chose qui m'échappe. Tes dieux sont partis, Ulysse, et depuis bien longtemps, mes souvenirs pâlissent, je n'ose même plus caresser leur joue, leur éclat ternit de jour en jour : je ne vois pas trop comment je vais faire pour ré-enchanter le monde, à moi toute seule, devant mon ordinateur, connexion internet, tasse de café, entre le train à prendre, les dossiers à boucler, et le monde qui s'effondre à ré-enchanter. Ce monde, qui me semble devenu rien d'autre qu'une chape de béton. Gris et fade. Opaque. On finira tous dessous. Évidemment, ce doit être différent quand on a entendu le chant des sirènes.
— Évidemment.

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