Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 1 décembre 2010

Manuel anti-onirique, V


Deux herbes folles qui se redressent dans le vent.

Après le concert, une fois les bruits convenus revenus dans la nuit fragile, applaudissements, puis les commentaires (renseignés, avisés), et les bruits de chaises, qu'on repousse, qu'on déplace pour gagner la sortie, et surtout, martelant la nuit, les talons des femmes, et les rires des femmes, stridents, martelant le silence, il est mystérieux que les hommes les supportent, alors les ombres se déversent sur le parvis. Une croix immense se dessine, lumineuse, un croix de Malte sur les pavés irréguliers. Façades régulières, parfaitement régulières. Elles descendent vers la fontaine selon une ligne parfaitement droite, de l'église à la fontaine. Les ombres se déversent dans une raie de lumière qui s'échappe de l'église et glisse sur le parvis. On pourrait penser que la nuit est trop fragile pour résister à ce déferlement de silhouette. On aurait des raisons de penser qu'elle va se briser, se fendre, se fissurer, et qu'après, il s'ensuivra un fracas retentissant, lorsque les lourdes portes des hôtels se refermeront, puissamment. 

Mais il ne se passe étonnamment rien. Il ne se passe rien. Nous en sommes à un point cristallin du vide.

Les silhouettes descendent la rue, la remontent, à leur gré, se dispersent, par petits groupes, disparaissent dans les rues adjacentes, refluent, solitaires, de la ville cardinale vers la ville royale, s'éloignent à pied, un peu courbées, dans l'humidité de la nuit. Il ne se passe presque rien, et la nuit va se refermer sur elles, quand deux hommes sortent de la porte cochère d'un antiquaire, ouverte sur les ténèbres ; ils portent, sur une poutre immense, un lustre de cristal, tout aussi démesuré, ils se raidissent dans l'effort, sous le poids de l'objet immatériel, et restent silencieux, remontent la rue sans nous dévisager, alors même que cependant nous cherchons leurs regards, nous voudrions les retenir un instant, soutenir leur regard, fixer nos pupilles dans les leurs, les ajuster, ne serait-ce qu'un instant, pour tenter de percer le mystère de cette procession perçante. Mais il ne se passe rien. Ils marchent en silence et la nuit se referme sur eux, les englobe.

On entend seulement le lustre cliqueter dans les ténèbres. C'est une chose étrange.

Alors lui, qui est resté immobile tout en haut de la rue, sur le parvis de l'Église, d'un geste calme et lent, sans toutefois les quitter des yeux, sort de ses poches un paquet de cigarettes un peu fripé, et en allume une, dans la nuit humide. Rien que cela, ce geste. Sortir une cigarette. La porter à ses lèvres silencieuses. Entrouvertes dédaigneusement de toute parole. Et la flamme, un instant, d'une allumette improbable dans cette nuit. Puis le rougeoiement de la cigarette, plus fort à chaque fois qu'il aspire le tabac. Rien que cela, dans le silence brumeux qui est tombé sur toute la scène et l'a effacée.

Et elle, en retrait, appuyée contre le mur de l'église, qui respire l'odeur de sa cigarette.

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