Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 2 décembre 2010

Manuel anti-onirique, VI


Les feuilles tombées épousent les pavés humides. Elles suivent leurs formes plus ou moins fidèlement. Leurs angles. Leurs convexités usées.
Elle les regarde attentivement pendant qu'il fume, immobile, et que son regard à lui s'éloigne, suit les silhouettes des hommes qui tentent de retenir le mouvement de balancier du grand lustre et disparaissent peu à peu. C'est visiblement ce qui l'intéresse le plus, cet exercice de force et d'équilibre autour d'un objet qui, s'il tombait à terre, serait réduit en une myriade d'éclats de cristal dans la nuit brumeuse. Il est facile, évidemment, d'imaginer les éclats tranchants dans les rayons diffus des réverbères. D'entendre le bruit que ferait l'objet si, dans sa majesté fracassée, il s'écrasait sur le sol. Il est là, silhouette sombre dans son champ de vision à elle. Elle évite de le regarder directement. De suspendre trop évidemment son regard au sien. Il est verticalement présent au rebord de son champ de vision. Elle renonce à interroger son regard.  Elle préfère regarder les pavés luire sous les feuilles mortes.  Se contente encore de cette minuscule perception. Pour quelques instants, encore, cela pourra suffire à la retenir au bord du monde. Elle ne sait pas combien de temps cela suffira, mais pour le moment, cela suffit. Les arbres presque dépouillés dessinent leur esquisse sur les murs pâles des hôtels, et cela non plus elle ne le regarde pas trop. Le contraste est trop dur. Son regard se contente de détails infimes, qui lui permettent de ne pas appréhender toute la scène. Elle évite surtout l'incandescence de sa cigarette. Laisse la brume et la luisance des pavés envahir sa perception.

Dans quelques instants, ils se mettront en mouvement et traverseront sans but la ville silencieuse.
Alors, les deux traces de leurs deux marches dans le monde seront presque parallèles. Ils feront au mieux pour que leurs pas s'ajustent, pour que leur marche demeure parallèle, et coïncide dans le temps, pour esquisser en même temps les changements de direction, pour prendre les obliques et les tangentes d'un même pas, pour ne pas se heurter et pour ne presque pas se frôler. Ils marcheront dans la nuit, comme deux âmes sœurs et rien d'autre pour quelques instants n'aura d'importance. Ce sera une chose complexe : leur coïncidence n'aura d'importance que peu de temps, ils le savent, et toutefois dans ce temps-là, elle sera d'une importance extrême. Ils le savent l'un et l'autre. C'est entendu entre eux. Le jeu de contrebalancement sera intense mais pour l'instant, ils marchent aussi parallèlement qu'ils le peuvent.

Il parle. La ville est parfaitement silencieuse à cette heure avancée de la nuit. Elle ne dit presque rien. Elle écoute les intonations de sa voix. Pas toujours ce qu'il dit. Elle ne le voit presque pas. La ligne mélodique de sa voix remonte et descend selon des mouvements intérieurs qui lui sont propres. Elle se laisse envelopper par sa voix. Il fait un froid intense et le vent a vidé les rues.

Elle se dit que la perception est aiguë mais qu'elle ne donne jamais qu'une facette des êtres.






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