Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 7 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XIV


Comme elle est à la fenêtre, penchée sur la rue déserte, accoudée au balcon de fer forgé, les questions s'amassent et rien n'y fait. Elle sent bien que le moment est venue pour elle de se les avouer, sans quoi elle trébucherait sur un paroxysme de silence. Elles sont là, peu à peu leur présence devient concrète, elle ne pourra plus très longtemps les écarter. Elles voltigent dans l'air de la nuit exactement comme les flocons de neige autour d'elle. Est-il heureux parfois ? Il n'y a rien d'autre à faire que de les regarder passer, de les laisser frôler son visage et s'accrocher un instant dans ses cheveux. Qui me tiendra la main quand je mourrai ? Les flocons ont une texture cotonneuse et défaite, leur légèreté est telle que quand ils tombent sur sa main nue, elle les sent à peine. Il lui faut faire un effort très étrange de concentration pour sentir qu'ils la frôlent. Pourquoi ne donne-t-il pas de nouvelles depuis des jours ? Les questions se mêlent à la neige qui tombe ; elle regarde sur le côté gauche de la rue, le vieux clocher élancé, sa fine tour éclairée de l'intérieur, qui pointe vers le ciel et vers les myriades de questions qui maintenant s'abattent sur elle.

Il vient un moment où elle n' a plus peur d'elles.

Il y en a tellement, les questions virevoltent dans la nuit et certaines se posent sur elle. Pourquoi est-elle toujours en exil, où qu'elle soit, où qu'elle aille, pourquoi n'est-elle jamais à sa place, pourquoi ne trouve-t-elle pas un endroit qui puisse être à elle ? L'une d'elle termine sa course sur un de ses cils. Elle se souvient qu'enfant, quand elle avait subi une opération des yeux, le chirurgien lui avait dit qu'elle avait les cils les plus longs du monde, et qu'il avait dû être incroyablement habile. Elle n'avait pas su comment réagir, alors, elle n'avait pas su s'il fallait s'excuser ou être fière. C'était souvent dans de telles hésitations que la laissaient les phrases des adultes. Elle les trouvait la plupart du temps légèrement à côté de ce qui importait. Ce soir un flocon de neige vient de s'accrocher à un de ses cils et met un peu plus de temps à fondre, malgré la chaleur de son corps, en raison de la petite distance qu'il y a entre elle et lui. Comment supportera-t-il cela ? 

Comment supporte-t-elle cela ? Comment supportera-t-elle toute la suite à venir de toutes les catastrophes prévisibles, la vieillesse, sa vieillesse à elle, comment la supportera-t-elle ? Et toutes les morts qu'il faudra traverser, tous les cercueils qu'il faudra accompagner dans la tombe… comment fera-t-elle pour marcher auprès d'eux ? Elle est debout pieds nus, sans manteau, sur ce minuscule balcon, il neige une immensité, et peu à peu la vieille ville cardinale se feutre toute entière de blancheur dans l'obscurité, la neige commence à recouvrir le sol, sur lequel encore personne n'est passé, toute la ville est déserte, elle ne peut pas faire autrement que d'adorer cela, que de lever la tête vers le ciel pour regarder tous les flocons à venir, tous ceux qui sont encore plus haut, au dessus de la ligne des toits, et qui dans le lent mouvement symphonique dont ils commencent à recouvrir toute chose, ouvrent enfin une profondeur de champ.

Elle reste ainsi un long moment, le visage tendu vers le ciel, les yeux fermés, elle sent le froid de la neige qui se glisse dans son cou, près de sa gorge, dans ce silence immense. Et son souffle tiède comme un baiser.

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