Évidemment, nous avons tous les mêmes questions, peu ou prou, les mêmes réponses.
Peut-être pas. Elle n'est jamais tout à fait certaine de cela. Peut-être que certains arrivent à traverser le monde sans trop se poser de questions, sans regarder à droite à gauche comme des animaux perdus, sans sentir les changements du temps leur caresser les joues. Elle regarde intensément les fines traces de givre le long du montant de la fenêtre. Quand on le regarde de près, on aperçoit soudain les écailles de peinture beige qui se soulève, l'usure plus prononcée là où toutes les mains, constamment, passent, pour faire entrer l'air de la nuit, pour arrêter le souffle du vent, pour sentir un peu de la fraîcheur du soir, pour repousser au loin les voix des passants dans la rue. Son regard suit la ligne du premier carreau, constate les étoilements de givre en formation. Ils se déposent peu à peu, se dispersent quand son regard monte le long de la vitre, et l'un d'eux est le tout dernier, perdu dans l'immensité de verre. La nuit est transparente à présent. La nuit est devenue entièrement transparente. Si parfaitement transparente.
Autant qu'il est possible, il vaut mieux ne pas imaginer tous ceux qui sont passés, avant soi, dans une chambre d'hôtel.
Certes il y a aussi l'usure du vieux tapis persan. Mais il n'est pas nécessaire de se représenter les pas de ceux qui y sont passés, de celles qui ont traversé la pièce, de leurs escarpins, de leurs talons, de leurs semelles, et de tous les lieux dont ils sont venus, de tous les lieux où ils iraient. Confluence de destin entièrement due au hasard. Elle refuse de jouer un rôle dans cet imbroglio et reste assise, immobile, dans le vieux fauteuil Voltaire, près de la fenêtre. Après tout, le miroir est entièrement indifférent, et elle règlera sa présence sur la sienne dans cette chambre qui n'est la sienne que pour deux soirs. Indifférent, aussi, à la lente corrosion du métal, qui peu à peu, de l'intérieur, le soulève, l'étoile, le boursoufle. Même dans la pénombre, elle devine les contours de cette tâche monstrueuse qui le ronge. Quand elle se regarde dans la glace, la boursouflure se forme un peu au dessous de son visage, ce qui lui permet de ne pas trop en tenir compte. De ne presque pas en tenir compte. Du moins d'éviter d'y poser les yeux.
Il doit donc bien y avoir des cheminements possibles, mais elle n'est pas sûre des tracés.
Au dessus de sa tête, un homme marche dans sa chambre. Fait les cent pas, de long en large, et comme parfois elle entend des échos de sa voix, quelques inflexions, elle suppose qu'il est au téléphone, à cette heure avancée de la nuit. Elle entend ses pas. Il est impossible de ne pas se le représenter, de ne pas imaginer, supposer autour de sa voix, de ce moment, et elle essaie d'effacer cette présence qui s'immisce dans sa nuit. Elle sait bien qu'elle n'est pas seule. Mais lui ? Sait-il qu'elle est là ? Elle ne fait absolument aucun bruit depuis qu'elle a tourné la clef dans sa serrure.
Elle pourrait donc tout aussi bien ne pas exister.
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