Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 2 décembre 2010

Vases communicants entre Aedificavit et Gammalphabets

Les échanges de blog à blog en vases communicants se nouent chaque premier vendredi du mois.

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Dans la foule passent d'insolites figures. De loin en loin, leur ombre troue les trames trop labiles des heures. Les reflets se font plus denses, plus sourds les échos. Les surfaces brûlent au contrejour.


Il apparut un soir, il était immobile.


Ma voiture lancée à pleine vitesse avait heurté une poutre qui tombait sur la route ; j'étais indemne, je reprenais des trains, je traversais des gares en trombe. Un carnet m'accompagnait, j'y glissais de vagues notes, prises aux cahots de la phrase ou des trajets; je n'y saurais jamais dessiner, fussent interminables les attentes à venir.


L'homme entrait déjà dans le grand âge. Il était assis seul, sur un banc, au beau milieu d'un quai, nul train ne s'y arrêtait jamais pour déposer ni prendre des voyageurs. Il semblait attendre, en longue patience attendre. Qu'on le vienne chercher. Qu'on le vienne voir. Qu'on lui vienne parler. Austère, digne et droit, sa forme tutélaire incarnait l'énigme; elle s'était fourvoyée parmi les voix enregistrées- fausses-, les pas perdus, les déplacements imprévus ou vifs, les courses haletantes de dernière minute, sur fond de heurts sourds et de grincements métalliques, toutes choses si futiles et vaines.


Les mouvements saugrenus proliféraient en lui, autour de lui, rumeur ou clameur, il demeurait impassible, il tentait de capter un peu de chaleur et de lumière, la bascule dans le soir et la nuit ne tarderait pas. Chaque semaine, aux mêmes temps, les mêmes jours, il venait s'assoir à cet avant-poste du nocturne. Nul ne savait ce qu'il y contemplait. Ses expressions variaient au gré de la mémoire qui l'absorbait entier. C'étaient parfois des discours enflammés, sans que l'on pût savoir quelles scènes se rejouaient là.

D'autres jours, une impassibilité pâle, effrayante, la tristesse d'être là, vie livrée à l'abandon, à sa forme transparente, désespérée. Une horloge ironique accrochée au-dessus de sa tête décomptait les minutes, les heures et les jours qui se hâtaient vers l'inexorable qu'il ne pouvait rejoindre. Un appel démesuré émanait de lui, qui ouvrait béance immense autour ; on évitait de l'approcher trop, les pas faisaient un détour machinal; on était aux prises avec un malaise brusque, violent. Personne ne semblait à même de le voir. Il était devenu le prince Tithon, la nymphe lassée l'avait enfermé là, au bout du monde, elle dont la passion oublia d'obtenir pour lui l'éternelle jeunesse. On avait négligé -un décret absurde et cruel- de le muer en cigale lorsqu'il fut parvenu au bout de l'âge. Le vieil Océan lui-même avait reflué en ses confins inaccessibles.


Il m'arriva de le croiser un peu plus loin, à l'extérieur de la gare. Il rentrait chez lui, il laissa choir l'une des béquilles qui soutenaient sa marche. Je la ramassai, lui dis quelques mots. Il éluda tout échange. Nous étions l'un et l'autre radicaux étrangers. Il se remit en route. Ces rencontres ne se produisaient jamais qu'aux moments précis où de subtils décalages affectaient l'ajustement des réseaux, dans lesquels nous étions pris. Elles furent et demeurent rares.


Le jeu des saisons nous séparait. Les longues brûlures de l'été, sa touffeur intolérable en plaine m'obligeaient à fuir au loin. Les hivers féroces qui gelaient à cœur les aiguillages et les voies, leurs vents cinglants, leurs ténèbres lourdes, humides et glacées faisaient des lieux une incarnation de l'hostile. Ils prenaient la forme glaciale d'un gouffre. Durant de longs intervalles, le vieil homme de la gare s'absentait des chemins en regard. Je l'apercevais au passage, dans le salon d'une résidence proche; il y était le plus souvent seul, un peu à l'écart, dans une oblique subtile; il pouvait arriver qu'une infirmière se trouvât là et lui parlât doucement. Il vivait là, à petit bruit, dans un appartement minuscule, où demeuraient avec quelques vestiges de sa vie, une lumière froide et lointaine; on avait banni l'usage des bougies, nulle flamme ne venait jamais approfondir la pâleur des matins ni la douceur obscure des soirs.


Tout me porte à croire que nous ne nous pourrons jamais dire ne serait-ce que nos noms. La joie imprévue de le revoir, au sortir de nos disparitions, me dit combien je lui suis attaché. J'en ignore la raison véritable. Je crois deviner qu'un jour, à mon tour, il me faudra venir m'assoir au rebord du monde, et attendre, seulement attendre qu'advienne ce qui n'a pas de nom. Oui, pour peu que la foudre continue à frapper le versant où je ne marche pas, pour peu que tombent des branches mortes – impact mat et sourd à l'endroit où je ne me tiens pas, pour peu que la falaise ne s'éboule pas où me portent mes pas, pour peu que des bus me frôlent de toute leur masse aveugle sans me heurter de plein fouet; oui, il me faudra bien à mon tour aller m'assoir sur un banc, sur un arbre abattu, sur une pierre ; à côté de moi sera l'angoisse qu'on éprouve devant ce qui approche, et ne me peut aujourd'hui apparaître.

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Ma fille m'offrit un jour un dessin merveilleux. On y voyait un homme, au volant d'une improbable guimbarde, fenêtres ouvertes, mais à quoi de la vitesse? Sous mon visage, son trait avait retenu la forme très exacte du crâne. Je lui souris, mon émotion devint insondable ; je ne savais pourquoi. Les enfants portent en eux des infinis que l'âge estompe vite. Je crus entrevoir ce qu'elle avait saisi. Ne m'importe plus que de renaître à ce regard en moi. Ce qui viendra après, je ne le peux pas savoir.

La nuit allume des images et des flammes étranges, elles brûlent haut, leur lumière est vertige. Ma main y approche une porte d'un bois très vieux, elle désire encore son toucher doux, il se dérobe dès avant que ne s'ouvre le seuil; j'accède à une pièce d'ombre où sont d'antiques volumes, ce que je quitte ne me manque ni ne m'effraye, j'entre où sont des voix qui bruissent, un feuillage de langue inconnu.


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Merci à Jean-Yves Fick d'accueillir mon texte sur Gammalphabets.


2 commentaires:

  1. on avait négligé de le muer en cigale quand fut parvenu au bout de l'âge, pourvu que la vie y pense pour moi, au moment d'entrer dans la pièce d'ombre

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  2. Vos deux textes se font merveilleusement écho. Tous les deux sont beaux, des mémoires bruissantes de vie.

    ALiCe__M

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