Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

lundi 20 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXI


Alors le matériel reprend ses droits, et bientôt gagne la partie, sans qu'il soit possible de rien négocier.
 
Les perceptions deviennent assourdissantes, aveuglantes, il est difficile, dans le brouhaha, d'entendre les voix, de distinguer leurs sonorités, et même simplement de repérer qui vient de prononcer le nom auquel on répond, auquel il faut répondre ; suivre des lignes mélodiques qui seules donnent le sens exact des phrases devient indiscernable. Elle les entend, il est impossible de dire simplement une phrase, de simplement faire une demande, sans forcer leur voix, la pousser au-delà de ce dont ils sont capables sans atteindre des distorsions sans grâce. 
 
Les rires, surtout, les rires deviennent stridents, 
 
à présent atteignent des hauteurs insurmontables,  mélange d'alcool et de souci de plaire, elle voit les autres rire, renverser leur tête en arrière (pourquoi font-ils cela?), appuyer sur un bras une main complice, et elle ne parvient plus à se contraindre à les imiter. Pourtant la chose est très simple, il n'est pas nécessaire de les comprendre, d'adhérer, de les trouver spirituels, il suffirait de les imiter, c'est une condition minimale, il faut la respecter, elle ne sait plus comment s'y plier. Toute la vie sociale est là, dans ce jeu d'imitation, sans aspérités, ce n'est pourtant pas compliqué, il suffit de faire comme les autres, juste comme eux, il suffit (ce n'est pas compliqué) d'adapter sa conduite à la leur, de s'incorporer leurs mouvements, puis de les reproduire sans relâche, caler sa posture sur la leur, tracer des mots d'esprit, manifester des distances polies, tout ce à quoi elle parvient facilement, dans ce brouhaha monstrueux, et qui lui paraît soudain impossible.

"Celui-là, il nous aura emmerdé jusque dans la mort"
 
et ils éclatent de rire. Elle les voit, elle les entend rire, il parle d'un homme qu'elle a croisé à maintes reprises, elle le connaissait, pas un moment ils ne l'imaginent, pas un moment ils ne pensent que leurs mots ne sont pas drôles, elles frissonne et ils ne le voient pas, "celui-là, il nous aura emmerdé jusque dans la mort", c'est donc cela, la vie sociale, elle les regarde, elle cherche en fait, du regard, un regard auquel se raccrocher, autrefois, il y en avait, ils rient, tous, tous, absolument tous, elle cherche un appui, mais tout se dérobe, ils rient, autour d'elle, le rire déforme leurs visages, elle se souvient du moment où elle a entendu, à la radio, l'annonce de sa mort, elle venait de s'arrêter sur une route de forêt, allait couper la radio, et elle a entendu, puis son portable a sonné, et l'annonce irréelle est devenue réelle, elle sait qu'elle entendra cette phrase toute sa vie, "celui-là, il nous aura emmerdé jusque dans la mort" (rires), lui dont elle a suivi le cercueil, et au moment de la mise en terre, il y eut, soudain, dans le jour gris, un seul, un unique rayon de soleil. 

Ils rient, tous. Elle aurait, si elle pouvait, les larmes aux yeux. Mais ils sont secs et ses joues sont en feu.

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