Ce qu'il manque à tous ces mouvements, à tous ces déplacements selon le lieu, ce qui manque (terriblement) à tous ces gestes, qui ne découle pas d'eux, qui les soutient pas lors de leur inscription dans l'espace du monde, c'est la fluidité.
Certes, nous rencontrons des obstacles, qui s'opposent aux déliés et nous n'y pouvons rien. Il y a d'abord la brisure des corps (ils tiennent, des heures durant, une posture assise qui les plie comme de vieux vêtements, des heures durant, qu'il s'agisse là des heures du voyage, des heures silencieuses devant l'écran de l'ordinateur, cela n'importe pas, les corps se relèvent fripés, chiffonnés, quand très rarement ils tentent encore de se déployer, et parce qu'ils conservent les marques de ces postures imposées, ils ne retrouvent que très lentement une verticale précise et nette).
Quand ils ne se savent pas sous un regard (il faut évidemment les observer à la dérobée, sans quoi parfois ils se redressent et l'usure est moins nette quand leur revient le souvenir de rêves très lointains, qu'ils n'ont pas entièrement effacés, la plupart du temps en somme — je les regarde à présent dans le métro, dans le brinquebalant grincement des wagons disjoints, dont les balancements les décalent, en une quinconce rétive et dissonante, on dirait à chaque tournant que toute la matière va se désolidariser — ils avouent sans détour qu'ils ont abandonné la possibilité de la verticalité, avec leurs autres rêves, au profit de minuscules compromis avec la pesanteur. Leurs épaules, surtout, en signent les stigmates, et continuent de porter des sacs imaginaires, plus pesants à chaque pas du jour, leur dos ne parvient plus à soutenir cet effort, car les sacs ne les quittent jamais, je ne sais pas ce qu'ils contiennent, il est difficile de comprendre pourquoi et comment cette posture s'est imposée dans leur chair, je ne sais pas pourquoi les propriétaires de ces épaules ne les déposent pas un instant, ils laissent leurs épaules s'user, autant que la laine de leurs vestes, qui désormais porte la trace de toute cette pesanteur, et jamais ils ne les déposent.
Ce qu'il manque à tous ces moments est la fluidité. Tout heurte et se heurte dans les froissements du monde. Aucun délié. Les corps s'entrechoquent. Les esprits s'affrontent. Les susceptibilités s'agrippent les unes aux autres. On chercherait en vain un mouvement qui ne soit pas arrêté et pourtant, dans nos souvenirs lointains, nous en avons la trace, je suis sûre que nous en portons la trace et je cherche en vain à me rattacher à elle.
La trace d'Icare sur le bleu parfait du ciel et de la mer, dans un mouvement immense, car il n'importe pas que son mouvement soit celui de la chute, le trait qu'il a dessiné alors signe la possibilité même du rêve. Sa chute immense est en elle-même le mouvement parfaitement délié auquel personne n'a entièrement cessé de rêver, pendant les trajets brinquebalants en métro, et les heures fracassées.
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