J'ai refermé la porte et le couloir s'est étiré, à droite et à gauche, gris, vide. Instinctivement, je suis allée m'asseoir sous une fenêtre, tout au fond, vers un escalier en presque déshérence (de ce sixième étage, qui est en fait un septième, je ne vois presque jamais personne l'emprunter, toute la foule se précipite dans l'ascenseur délabré et personne ne sait comment il résiste à tous les poids de tous ces corps, comment la pesanteur ne l'emporte pas dans les sous-sols immondes de ces tours). En dépit de l'effort contre moi, contre le monde, contre la pesanteur, j'avais étonnamment froid. Il faisait tiède et un froid intérieur me tenait subtilement.
La voix au téléphone tente de me rassurer, je connais cette voix, je l'entends depuis si longtemps. Elle me parle. Elle essaie de me retenir sur les bords de l'angoisse. D'habitude elle y arrive mais la plongée ne fait que commencer.
Un peu plus loin dans le temps, je suis assise (allongée ?) sous un arbre, dans un lieu sans âme. C'est une étroite langue de terre, entre un escalier, un mur triste, et plus loin le seul café qui pourrait m'accueillir. Seulement il y a un arbre. J'ai un rendez-vous et je l'ai raté. Mon téléphone sonne et je n'arrive pas à répondre. Je suis sous cet arbre. Je ne bouge plus. Je vois passer des silhouettes, un peu courbées, des ombres, certaines s'arrêtent à ma hauteur. Je ne vois que leurs jambes, jusqu'à la hauteur des genoux. Je devine qu'elles voudraient me poser une question, déverser sur moi un peu de leur compassion, puis, heureusement, elles reprennent leur chemin, elles marquent une légère hésitation et reprennent leur chemin quand je leur lance un regard furieux ; ainsi, je reste dans une gangue protectrice de silence et d'immobilité. L'arbre est le seul objet du monde qui reste stable. Je sens contre mes vertèbres le contact rugueux de son tronc. Il m'entoure de son silence et de son immobilité.
Est-il possible de reprendre le mouvement qu'on a, un instant, arrêté ?
Je me suis assise, allongée, sur les berges du monde. Autour de moi, le mouvement continue, pendant que j'allume une cigarette et que je regarde la fumée qui s'en échappe presque verticalement. Il y a un flot dans lequel je ne suis plus, qui est précisément le flot qui emporte tout et dans lequel on ne peut pas se baigner deux fois. Ceux qui sont passés tout à l'heure passent à présent dans l'autre sens. Ils ont fini de déjeuner, je suppose, et reviennent sur leurs pas reprendre les tâches interrompues de la matinée dans l'espace de l'après-midi, puis ils repartiront au soir tombant. L'hésitation qu'ils marquent à ma hauteur est plus longue, cette fois, je dois faire un effort plus soutenu, plus intense pour paraître ne pas la remarquer. Je crains à chaque fois qu'ils ne me parlent après avoir remâché leur repas et leur compassion écœurante. J'allume une cigarette et ils repartent. De toutes façons j'ai de la musique dans les oreilles et il ne doit pas être trop facile de me parler. Il faudrait qu'ils crient et on crie pas sur quelqu'un qui est presque allongé par terre. Je m'en moque. Ils finissent tous par repartir. Je fume une autre cigarette. Le temps a dû passer. Je n'ai rien vu.
Heureusement, il y a cet arbre. Son tronc près de moi, les branches qui se déploient dans le ciel, et oscillent dans le vent, et les racines dont je sens la présence. Je suis entre la ramure et les racines, entre ce qui l'ancre dans la terre, et ce qui le relie au vent. Une autre voix dans le téléphone essaie de me ranimer. Mon téléphone n'arrête pas de sonner.
Je ne sais même pas pourquoi tout cela finit dans un immense fou-rire. Cela ne méritait pas plus qu'un immense fou-rire.
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