Je descends du train en trébuchant.
Le terminus de la ligne n'est pas loin. Les wagons à présent sont presque vides. Dans mes écouteurs, le volume de la musique, au plus haut, pourrait me mettre un peu à l'abri de la brûlure du réel. Je ne demande pas une absolution. Je ne prétends pas à l'oubli. Depuis le temps, j'ai compris. J'ai fini par comprendre. Je cherche seulement une légère anesthésie. Une brume. Englobante. Envoûtante. Je joue un peu sur les distances. Un léger décalage. Une atténuation suffira.
Nous sommes toujours peu à descendre à cette station, et l'heure tardive nous a encore raréfiés. Quelques silhouettes rapides, dont les ombres ne se dessinent même pas sur le quai, et qui se disperseront dans les ramifications de l'espace. La fatigue se fait sentir, dans la façon de rentrer les épaules, ou de courber le dos. Il est impossible, malgré cela, de ne pas remarquer cette petite fille, à la limite de l'enfance et de l'adolescence ; elle hésite entre les deux âges, debout sur le quai. Elle se tient immobile, incroyablement raide, comme figée par la colère. Ou la terreur. Il est impossible de trancher. J'allais passer à côté d'elle mais ces deux yeux immenses et fixes me transpercent. Que regarde-t-elle ainsi, à cette heure, en ce lieu ? À côté d'elle, se tient une femme, en uniforme. Je continue à marcher, je vais passer, la dépasser, m'enfoncer dans un couloir chirurgical, puisqu'elle est sous protection, je la dépasse, lorsque je remarque la silhouette d'un homme, entouré de deux policiers. Plus âgé qu'elle. La ressemblance entre eux est étrange. Saisissante.
Mon esprit évoque immédiatement les ressemblances de famille.
Encore un pas. Je les dépasse. Ils sont presque derrière moi. La musique est à fond. Presque trop fort pour moi. Je cherche à m'abrutir. C'est le but. La scène n'est qu'un profil perdu. Une enfant, son père, trois policiers… ressemblance de famille… je m'immobilise. Quelque chose se déchire : ils les arrêtent. Ou il l'arrête. Je me retourne. L'enfant est immobile, gardée par la femme, qui d'ailleurs s'intercale entre lui et le couloir. Toute issue. Toute sortie. Il n'y a pas d'échappatoire. L'homme, en retrait, est encadré de deux policiers. Il cherche dans ses poches, fébrilement, un papier qu'il tend au policier qui lui a parlé, abruptement. Et regarde sa fille sans la regarder.
Le plus terrible est sa honte à l'égard de l'enfant.
Nous sommes trois à nous être arrêtés. Sans savoir que faire. Aussi interdits les uns que les autres. Dispersés autour d'eux. Essaimés. Nous faisons mine d'attendre un autre métro. C'est absurde. Aucun des policiers ne peut y croire. Mais la musique assourdissante, sans doute, me protège. Et nous restons là, dans l'espoir que tout se termine, qu'aucun métro n'entre en gare, que la scène se dénoue. L'électricité gronde dans les rails. Un métro approche, s'immobilise, dont les passagers descendent. Les portes se referment. Le train repart. Nous ne sommes pas montés. Aucun de nous n'est monté. Les policiers fouillent l'homme qui est debout, face contre le mur, les bras levés. L'enfant a honte. J'ai honte, mais pour d'autres raisons, lointaines, elles plongent dans le passé.
Vous voulez qu'on vous contrôle aussi ?
J'ai beau ne rien entendre sous mon casque, il était impossible de ne pas entendre ce hurlement. Je relève la tête vers le visage de celui qui a crié, enlève les écouteurs de mes oreilles et répond d'une voix neutre
C'est vous qui décidez, Monsieur.
Je ne suis pas héroïque. Il n'empêche que je ne partirai pas sans savoir ce qu'il advient de la petite et de son père. C'est à ce moment là, avant qu'il ait répliqué, avant qu'un engrenage nouveau n'ait commencé, que son collègue assène
C'est bon, il est en règle.
D'un coup la tension retombe. Les trois policiers reforment leur trio et s'éloignent. Le père prend sa fille par les épaules, s'enfonce silencieusement dans un couloir latéral en nous jetant un regard par dessus son épaule. Notre groupe se disloque. C'est fini. Je remets les écouteurs. La musique est en boucle. Reprend un peu plus loin. Pour me donner une contenance, j'enfonce les mains dans les poches trouées de ma veste. Je ne sais pas pourquoi : elles tremblent.
très fort cette résistance passive et toujours ce don d'observer la réalité , mi dedans mi dehors , mais de façon acute
RépondreSupprimerla réalité comme si elle n'existait pas ou qu'on avait du mal à y croire
un mi sommeil qui souligne que pourtant elle est là
bien sur il y a tout le reste , l'horreur que ça puisse être , la complexité , tu le dis mieux que moi