Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

lundi 25 octobre 2010

Carnets lointains, 23 (litanie)


Alors la longue litanie peut reprendre… litanie quotidienne que j'entends si bien à mon oreille, dans la brouhaha de la ville (il n'y change rien), murmure des jours, il faut rentrer, il est trop tard, je n'entends que cela, il n'y a que le grondement de l'océan qui le couvre, il va falloir se dépêcher, avant de rentrer, il faut que je passe acheter des fruits,  les injonctions se précisent, il faut que je me dépêche, et dans la litanie des il faut, perce aussi la litanie des reproches amers, et de tout ce qu'on s'impose à soi-même dans le flux du monologue intérieur, toutes phrases à bannir, celles dont on se torture soi-même, il faut et si seulement, et si je n'étais aussi… alors au moins ce serait fait… phrases quotidiennes du monde qui pèse, de la modalité de la pesanteur, et du déplacement impossible des lignes. 

Il faut acheter des fruits me remet étrangement sur pied.

Je ne comprends pas très bien pourquoi, mais c'est ainsi. Soudain une suite de gestes articulés les uns aux autres redevient possible. Mon monologue intérieur n'a pas la profondeur métaphysique qui convient à ce terme. Je mets la main dans ma poche, et n'y découvre presque rien. Pas assez, quoi qu'il en soit, pour acheter du raison blond. Tirer de l'argent, trouver un distributeur, ah oui, en remontant, après je passerai par là, maximiser les déplacements, si je me dépêche j'aurais le temps, mon Dieu, j'ai perdu toute la journée, je n'ai rien fait, et la fin de ce jour est en train de sonner pour moi seule, mais elle sonne. Je me retrouve debout, dans le terre-à-terre le plus strict, un pas et puis un autre, terre-à-terre, trouver, acheter, rentrer. Du raisin blond. Je ne sais pas si le réel m'étouffe ou s'il me tient debout. Je n'en sais trop rien mais au fond ce n'est pas la question, ce n'est vraiment pas la question pour l'heure.

Il y a un mode d'inscription dans les choses, exactement au ras de ce qu'elles sont, et parfois il me semble que c'est exactement cela qui m'est demandé, juste cela, acheter du raisin, rentrer, ne rien dire, faire comme si de rien n'était, rien de ce qui est, faire comme si rien de ce qui est n'était, absolument rien, c'est un bel effort, effort de négation dans lequel nous sommes tous, sur notre parallèle au monde, et soudain, sans que l'on sache comment, on bascule, il faut rentrer, étouffer de nouveau, s'entendre répondre mécaniquement que oui, tout va bien, parce que c'est exactement cela ce qu'on attend de nous, qu'on rapporte du raisin et que l'on réponde que, oui, tout va bien. Si on nous pose une question. Parce que, parfois, il doit y avoir une lueur dans nos yeux qui fait qu'on ne nous pose pas la question, que personne ne nous la pose. 

Et on dépose le raisin silencieusement sur la table de la salle à manger. Le monologue à la Joyce sera pour une autre fois. On essaie de ne penser à rien, mais ce n'est pas facile, c'est un étrange effort, on fait cet effort, on pense qu'on fait cet effort, et on sent qu'on est en train de rater, alors on se concentre sur le plat qu'on choisit pour déposer les grappes blondes, sur la transparence de la matière, sur le minuscule éclat qui manque sur le bord, on évite la métaphore, et on verse doucement le contenu du sachet de papier sur le plat céladon. 

C'est à ce moment là qu'il est difficile de ne pas basculer.

1 commentaire:

  1. Au milieu de ma concentration et de mon admiration, un sourire ému soudain pour ce premier "raisin" - celui que l'on n'a pas assez d'argent pour acheter - transformé en "raison".
    Oh laissez-le, Isabelle, au moins un temps, ce beau lapsus sous votre plume :-)

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