S'interposent alors des strates de paroles entendues, d'images vues, qui ne sont pas les miennes, qui ne viennent pas de mon cerveau, et cependant elles l'habitent profondément, à tel point que dans le dédale des rêves il ne peut pas être sûr de ne pas les produire lui-même. Il lui devient difficile, à ce point dilué de la conscience, de savoir ce qui vient de son activité et ce qu'il ne lui est pas revenu de créer mais revient à présent, comme un écho puissant. Les images fusent, s'installent, durablement, profondément, puis, quand le temps est venu et qu'il leur devient possible, par des enracinements immémoriaux, de se déployer, elles ouvrent leur puissance ombellifère dans la profondeur inconnue des nuits, et mon cerveau alors ne sait plus reconnaître ce qui vient de lui et ce qui n'en vient pas, se fascine des rêves des autres, et pour finir rêve autant qu'il le peut les rêves qu'il s'incorpore.
Je reconstitue des cheminements complexes dans la lumière du jour. Il y a des traces, des vestiges, toutefois je ne peux être sûre de rien.
Sans que rien de tout cela ne parvienne à la clarté ni à la distinction d'un discours parfaitement formulé, j'entends dans le silence que les paroles enfin peuvent atteindre un plein développement, même si elles sont réduites à des fragments, que leur note, sans se heurter à d'autres, bruissantes, qui les assourdissent et les étouffent, est tenue indéfiniment, pendant que les images se recomposent à travers l'activité de mes synapses. Il me revient alors le terme mousseux et il s'associe immédiatement, sur l'injonction de Kafka, à des formes mouvantes dont je ne reconnais presque rien, mais qui, à travers leur étrangeté même, sont néanmoins que ce que j'ai pu saisir de bonheur dans les lambeaux du monde. Bonheur effiloché, dans lequel chercher, dessiner, retrouver cette texture mousseuse tant et si bien que la puissance du verbe fait se représenter, dans les vestiges de ses sensations, ce par quoi en effet, il y a bien quelque texture mousseuse dans tel de mes souvenirs. À condition de retisser patiemment les fils de ses émotions, oui, se retrouvent les déplacements des lignes par lesquels Kafka a ainsi qualifié le bonheur.
Mousseux…
Mousseux…
Il les évoque et les invoquant les déforme mais cela n'importe pas. Ce ne sont pas là de vaines hypothèses. Elles se déplacent et se déploient et j'accompagne leur mouvement de mon attention immobile.
Voilà que ces courants profonds et ce terme isolé se rassemblent, et forment de leur précipitation une concrétion unique. Je me souviens parfaitement, avec une précision aigüe, du geste de ma mère qui, enjoignant les dieux de nous garder heureux toute l'année, pour cela, trempait un doigt léger dans la mousse du champagne, déposait précisément un peu de cette texture sur nos fronts, dans un éclat de rire. Et pour pousser jusqu'à leur terme les rites mystérieux de cette superstition, nous prenions bien garde de ne pas essuyer, d'un revers de la main, la précieuse mousse.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire