Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 5 octobre 2010

Carnets lointains, 3 (claustrophobie)


Les feuilles de mon agenda avaient tourné. 

Il était possible de ne pas s'en rendre compte mais cela, à un moment ou à un autre, vous rejoint. Le temps rattrape, de toutes façons, quelle que soit la manière dont on s'y prenne, nos ruses échouent et les feuilles se tournent, elles s'arrachent peu à peu (et dire qu'enfants, nous nous disputions, je m'en souviens, le privilège d'arracher le feuillet léger du jour sur le calendrier de la cuisine… nous menions des calculs complexes pour anticiper le jour où cette charge, de nouveau, nous reviendrait, une fois qu'elle aurait remonté puis descendu toutes la fratrie, jaloux de notre tour et anxieux de ne pas le perdre…  je comprends pourquoi, à présent, les adultes nous abandonnaient sans hésiter cette tâche, pourquoi ils laissaient d'autres mains que les leurs s'en acquitter… alors à la fin du repas, à tour de rôle, dans la cuisine pleine, remplie de la chaleur, des voix, des présences vivantes, dans l'odeur rassurante du dîner, nous nous levions, remplis de notre dignité, pour arracher chacun notre jour de la vie des adultes, nous l'arrachions sans trembler, et chacun recevait ce minuscule coup de poignard dans le cœur sans que nos mains aient tremblé le moins du monde, j'en suis certaine).

La date et l'heure avaient sonné. Il a bien fallu pousser la porte et entrer dans la salle quand mon nom a été appelé. Ce n'était que mon nom certes, mais dès qu'il fut prononcé, j'ai été obligée de suivre la vibration de l'air qu'il avait produite, et de marcher à contre-cœur jusque là. Je connais cette salle pour y avoir laissé passer de longues heures. Les fenêtres donnent dans les lointains sur des sommets bleutés et la lumière du couchant. Le mur qui leur fait face est entièrement recouvert d'une immense bibliothèque, et je ne peux pas m'empêcher de m'y sentir bien, comme si j'entrais dans un tableau de Vieira da Silva, ou dans un souvenir d'enfance. 

Ce jour-là, l'espace est orienté différemment, la lumière entre latéralement, les sommets et les livres, dans leurs montées chromatiques, se devinent seulement et on m'oblige à regarder dans les yeux toute une commission. 

Mes porte-bonheur pourtant m'en avaient prévenue : le matin même, ils se sont détachés de mon cou, la perle grise s'est désolidarisée de sa sertissure d'or, a roulé sous un fauteuil, et m'aurait presque mise en retard. Pendant que je la cherchais, dans le tapis profond, j'ai enlevé la chaîne d'or qui ne quitte jamais mon cou, pour constater les dégâts, et machinalement j'ai dû la poser quelque part, dans la chambre d'hôtel, de sorte que, quand j'ai retrouvé la perle, c'est la chaîne et la médaille qui avaient disparu à leur tour et répétaient la même mise en garde. C'en était trop et la panique a débordé de son lit, où je tentais de la contenir, elle a envahi mes veines, et roulé dans la gorge une boule d'angoisse impossible à atténuer, tous mes efforts pour la contenir s'en sont trouvés anéantis.

J'ai bien compris la mise en garde, mais je ne pouvais pas la suivre. Ils me prévenaient comme ils le pouvaient, jouaient leur rôle, tentaient de me retenir d'aller là où mes pas n'auraient pas dû me porter. Je comprenais : il n'y avait rien à faire.

Quand je suis entrée, j'ai soutenu leurs regards, renvoyé leurs sourires, et mon cerveau leur a  superposé l'image d'un charnier sous la neige.

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