La lumière est trop crue. Parfois, les crissements et les aberrations du réel sont insupportables, et dépassent ce qu'il est possible de concevoir bien plus sûrement que n'importe quel chiliogone. Dans ces cas là, je ne vois pas très bien comment il est possible d'habiter le monde. Il doit bien y avoir des surimpositions possibles, des distances, des biais, des travers, pour suivre consciencieusement une parallèle du monde. La stratégie adoptée consistera à interposer des strates imperméables, à intercaler de très légères, très fines, mais indestructibles feuilles de cellophane, qui peu à peu atténuent les cris, affaiblissent les lumières, estompent les formes, jusqu'à rendre parfaitement étanches entre elles les différentes strates de la structure du réel. C'est une anesthésie lente et diffuse, l'avantage insigne qu'il faut lui reconnaître est qu'il est possible de la réaliser pour soi.
Froissement des feuilles de cellophane, dont la couleur vert d'eau me fascine depuis l'enfance.
Un premier éloignement consistera à remplacer la bande son. Les éclats de voix, adolescentes qui rient trop fort des jeux des garçons en face d'elles, enfant qui hurle, en donnant des coups de pieds dans le vide, de l'intérieur de sa poussette, pendant que sa mère, suspendue à son portable, insulte quelqu'un dont on imagine aisément qu'il est son père, vieil homme qui houspille la vendeuse, coup de klaxon du chauffeur de taxi, et le chien qui aboie, cacophonie de la ville, une mobylette démarre à côté de moi au feu, un camion freine pour changer de fil, et cette femme qui chante à tue-tête, en robe de chambre et chapeau, une chanson d'autrefois d'une voix éraillée, tout cela, qui se condense en éclats de verre et traverse les recoins les plus sombres de ma migraine, peut s'éloigner indéfiniment.
Il est possible de les faire reculer d'un pas. Et de reprendre pied dans l'espace.
Je superpose sur le défilement de leur activité sans destination, et du divertissement tragique de leurs jours, une autre bande-son. Et nunc et semper ... et cela revient (il suffit pour cela d'activer la répétition, en boucle, autant de temps qu'il faudra se couper du monde)…et in saecula saeculorum… il n'y a plus rien à faire, ils s'éloignent, tous… Et nunc et semper et in saecula saeculorum… les syllabes ainsi détachées durent infiniment, je ne sais plus à combien de répétitions j'en suis… je croise des adolescents rieurs qui se bousculent et je n'entends que cela Et nunc… La répétition en boucle abolit le temps, et semper…, il suffit de ne pas compter, il suffit de ne pas faire trop attention, et in saecula saeculorum…, je marche vers le fleuve, le vent souffle et je n'entends rien de son souffle ni des feuilles froissées sous mes pas… La musique se déploie, indemne. Et nunc et semper… La marche emporte mes pas, et mes pensées suivent le déroulement de cette abstraction au temps, et in saecula saeculorum la pesanteur du monde se défait, il n'y a plus que cela, dont je suis la ligne mélodique dans une parallèle au monde.
Aux crissements des pneus sur l'asphalte, qui me parvient en dépit du lieu où j'ai trouvé refuge, je sais que j'aurais dû regarder avant de traverser la rue. Le crissement continue. Je m'immobilise, tourne la tête. La voiture s'immobilise. Je sens sur mes jambes la chaleur du moteur. Je ne bouge toujours pas. Le conducteur se répand en cris autour de moi. On entend, dans sa voix, les tremblements. Il est surtout furieux que je n'aie pas eu peur, et je n'aie pas encore coupé la musique.
… et in saecula saeculorum…
Froissement des feuilles de cellophane, dont la couleur vert d'eau me fascine depuis l'enfance.
Un premier éloignement consistera à remplacer la bande son. Les éclats de voix, adolescentes qui rient trop fort des jeux des garçons en face d'elles, enfant qui hurle, en donnant des coups de pieds dans le vide, de l'intérieur de sa poussette, pendant que sa mère, suspendue à son portable, insulte quelqu'un dont on imagine aisément qu'il est son père, vieil homme qui houspille la vendeuse, coup de klaxon du chauffeur de taxi, et le chien qui aboie, cacophonie de la ville, une mobylette démarre à côté de moi au feu, un camion freine pour changer de fil, et cette femme qui chante à tue-tête, en robe de chambre et chapeau, une chanson d'autrefois d'une voix éraillée, tout cela, qui se condense en éclats de verre et traverse les recoins les plus sombres de ma migraine, peut s'éloigner indéfiniment.
Il est possible de les faire reculer d'un pas. Et de reprendre pied dans l'espace.
Je superpose sur le défilement de leur activité sans destination, et du divertissement tragique de leurs jours, une autre bande-son. Et nunc et semper ... et cela revient (il suffit pour cela d'activer la répétition, en boucle, autant de temps qu'il faudra se couper du monde)…et in saecula saeculorum… il n'y a plus rien à faire, ils s'éloignent, tous… Et nunc et semper et in saecula saeculorum… les syllabes ainsi détachées durent infiniment, je ne sais plus à combien de répétitions j'en suis… je croise des adolescents rieurs qui se bousculent et je n'entends que cela Et nunc… La répétition en boucle abolit le temps, et semper…, il suffit de ne pas compter, il suffit de ne pas faire trop attention, et in saecula saeculorum…, je marche vers le fleuve, le vent souffle et je n'entends rien de son souffle ni des feuilles froissées sous mes pas… La musique se déploie, indemne. Et nunc et semper… La marche emporte mes pas, et mes pensées suivent le déroulement de cette abstraction au temps, et in saecula saeculorum la pesanteur du monde se défait, il n'y a plus que cela, dont je suis la ligne mélodique dans une parallèle au monde.
Aux crissements des pneus sur l'asphalte, qui me parvient en dépit du lieu où j'ai trouvé refuge, je sais que j'aurais dû regarder avant de traverser la rue. Le crissement continue. Je m'immobilise, tourne la tête. La voiture s'immobilise. Je sens sur mes jambes la chaleur du moteur. Je ne bouge toujours pas. Le conducteur se répand en cris autour de moi. On entend, dans sa voix, les tremblements. Il est surtout furieux que je n'aie pas eu peur, et je n'aie pas encore coupé la musique.
… et in saecula saeculorum…
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