Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 23 octobre 2010

Carnets lointains, 19 (ligne de fuite)


Il n'est pas nécessaire d'avoir une ligne de fuite pour la prendre.

Cette fois la tangente ne suffira pas. La tangente a trop en commun avec tous les cercles vicieux dont on cherche à se défaire, et toutes les spirales infernales dont on ne sortira pas. La tangente, même dans sa pure abstraction géométrique, a conservé avec leur circularité infernale un point qui nous rattache à eux et qui ne nous permet pas de leur échapper, le point est là, qui fixe, qui traverse le cœur, comme une fixation insupportable, comme une fixité fascinante. Un seul point, mathématique, arraché à l'espace, suffira pour empêcher la fuite et pour anéantir tous les rêves dans un fracas de papier qu'on froisse. Il ne faut laisser aucun détail au hasard, il ne faut rien oublier, ne rien oublier dans la fuite et dans la débandade, tout doit être parfait pour éviter que les imprécisions de notre dessein ne nous rattrapent, au moment où nous goûtions à la saveur des possibles. 

On pourrait essayer la sécante. 
 
Suivre, pour fuir, une sécante sèche et imparable, tracée au cordeau dans l'impossible de nos vies, une sécante absurdement raide, qui tombe droite sur le monde, et s'en éloigne aussi vide. Il y a des univers calmes — j'en ai identifié quelques uns, les mathématiques, la logique, la musique, langages parfaits et silencieux — et parfois on y imagine des sécantes décidées  et précises comme la déchirure d'un scalpel dans de la soie, qui traversent les pages d'un seul geste intraitable. La sécante a des avantages, et un instant j'envisage de la suivre. Tout sectionner, couper net, les veines et la parole, couper la gorger, trancher dans le vif, couper court, et c'en est fini. Certes on traverse tout, mais après, il ne reste rien. 
 
Ce serait tentant, j'en conviens, assurément, pendant quelques secondes, la tentation est grande, mais je ne me vois pas réaliser une telle perfection de cruauté dans l'épaisseur pâteuse du monde matériel.

La perpendiculaire ne donnera rien. Je le sens bien dans la course qui m'emporte, et il est temps de trouver une solution. Je ne vais pas tenir longtemps, je suis déjà à bout de souffle, et bientôt il faudra trouver une autre voie pour cette journée que la seule course au loin. Cela ne peut pas durer, il me faut là, dans le paysage, au milieu des tours verticales qui se reflètent imprécises sur la surface tremblée du fleuve, une solution mathématique et une ligne de fuite. Il n'y a qu'à suivre la première qui se présentera, n'importe laquelle, un reflet, un décalé, qui assure de n'être jamais repris. La solution sera mathématique et inflexible. 
 
J'opte pour la parallèle. 
 
On opère sans drame et sans intersection fatale, il n'est pas nécessaire de trancher entre les purs possibles et ceux qui se sont actualisés, il n'est pas nécessaire de fracasser la surface du miroir, ni de se complaire dans le point d'impact qui rayonnera dans toute la matière et la fissurera, et qui continuera, ensuite, de gagner du terrain. Il n'y a qu'à suivre, très légèrement en retrait, une ligne qui jamais ne rejoindra rien. Le départ est sans retour possible, un léger pas de côté, il n'est besoin de rien d'autre, une fois que l'écart est fait, un écart, quelque chose, sans doute, comme un refus d'obstacle, et après cela, il n'y aura plus de retour possible.
 
La victoire sera minuscule et absolue. En parallèle du monde.

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