Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 9 octobre 2010

Carnets lointains, 11 (synapses)


Il manque à leur pensée la même fluidité qui manque à leurs mouvements.  Il passe un souvenir dans mon esprit, qui doit être quelque chose comme un embranchement du monde. 

La conversation de deux adolescentes me fascine. Il fait doux et j'attends quelque part, sur une place,  des éclats de lumière rebondissent sur les pavés, dans une ville lointaine et ancienne, l'heure d'une conférence qu'il me faut faire avant de reprendre le train, une fois de plus. Je me souviens que je n'arrive pas à ramasser mes forces, ni mes idées, le trajet aller les a dispersées, et ce jour là tout est pesant et ennuyeux. C'est un jour à aller marcher très loin, loin de la ville, loin de tout, sur un chemin qui serpente entre les collines, à avancer ainsi dans la campagne et dans le jour. Elles me ramènent à ce lieu fixe. Je les écoute, en terrasse, sans pouvoir détacher mes pensées de ce qu'elles disent, sans arriver à me plonger dans mon livre. Je contemple la fumée qui flotte au-dessus de ma tasse de thé, pour éviter simplement de les fixer mais elles me fascineraient tout autant, je le sens et je me méfie de ma fascination curieuse. 

Mon esprit tourne en spirales autour d'elles, et pas un moment il ne se pose sur la page ouverte devant moi. Il glisse sur les mots et est arraché à chaque phrase par leurs éclats de rires. Je tente une abstraction dans la page, les ponctuations sont des respirations, appel d'air, un univers s'entr'ouvre, et leurs stridences me font sursauter, je trébuche en bas de page, et je perds la ligne.

Leurs voix sont criardes et leurs rires stridents. Elles bougent, s'agitent, ponctuent  leurs phrases d'interjections violentes. J'ai du mal à comprendre, cependant, pourquoi elles créent une telle impression d'angoisse et cette question me rattache à elles, c'est un poison, je ne parviens pas à détacher d'elles mon attention, de nouveau mon esprit dégringole juste à côté de moi, les pages se déploient, mais elles m'en chassent constamment. Et mes idées tombent à mes pieds comme de minuscules débris. 

Je les regarde mieux, elles n'ont pas l'air dangereux pourtant, deux gamines qui font du shopping, sacs de course à leurs pieds, plutôt contentes, je n'ai aucune conscience du moindre danger, en leur présence, rien qui me donne à penser qu'elles vont devenir violentes et je m'arrête alors sur ce point d'angoisse pour comprendre. Elles boivent du coca, hurlent de rire, et échangent des … justement, c'est là que le réel achoppe : je ne comprends pas ce qu'elles échangent… j'écoute leurs phrases dans une attention toute syntaxique. Toutes énoncent des faits, des faits matériels, j'ai été… j'ai acheté… alors je lui ai… il a encore… oh non… alors il faut que j'achète… tu as vu son nouveau sac… je l'ai… et alors tu as fait … tous leurs verbes sont à l'indicatif… le réel les étouffe et elles déploient autour d'elles cette gangue irrespirable, de fait et de matière, de données brutes et sans âme.

Elles m'étouffent. Comme le réel m'étouffe. Mon esprit leur répond par la voix d'un autre : Qu'il vienne, qu'il vienne, le temps dont on s'éprenne.

1 commentaire:

  1. Une fois encore un texte magnifique, Isabelle, par sa précision quasi chirurgicale dans l'analyse des faits mais surtout des ressentis, par sa progression et par le constat terrible vers lequel il mène et qui le tend de bout en bout. Et que cela donne à penser, cet usage exclusif du présent ! Hier, eu le bonheur insigne de tomber sur quelques volumes de l'édition CNRS des Cahiers de Paul Valéry, il y a des points communs dans vos démarches. Importance cruciale de la pensée !

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