Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 21 octobre 2010

Carnets lointains, 15 (sortir)


Il vient un moment de l'année (je sors toujours de chez moi à la même heure, exactement la même, à une minute près, je n'ai pas le choix, c'est ainsi, tous les matins, les minutes affichent 15 sur l'horloge de la cuisinière et voilà, il faut partir, sans quoi les problèmes ne cesseront de s'accumuler tout au long de la journée, et j'aurais l'impression, jusqu'au soir, que je ne me sortirai pas de cette journée vivante…) où il fait encore nuit noire quand je sors. Il arrive que les lampadaires soient éteints, qu'ils ne diffusent pas, pour quelque indécidable raison, leur halo artificiel dans lequel les ombres jouent, s'approchent, jusqu'à devenir, à la verticale du porteur, aussi petites et nettes qu'en plein midi, puis, par la marche de nos pas continués, redeviennent immenses, s'étirant, interminablement, jusqu'à être reprises par la lumière d'un autre réverbère. Les mêmes déformations, étirements se reproduisent aussi souvent qu'il y a de lampadaires. 
 
Et il en est ainsi jusqu'à la rue qu'il faut traverser.

Le sens unique induit un mouvement, toujours le même, de la droite vers la gauche, regarder à gauche, que rien ne vient, éviter d'attendre, calculer, sans courir, sans traîner, du pas citadin adapté à la cadence, parfaitement calibré, et alors on sent que la ville, et toute la vie qu'elle entraîne, a pris possession de nos corps jusque dans les moindres détails de notre allure. Allure parfaitement réglée. Cadence de la marche, citadine, un peu pressée mais sans courir, ne pas courir sans quoi on montre la faiblesse, la précipitation, et la panique qui parfois nous guette quand nous ne maîtrisons pas les gestes que nous devrions parfaitement savoir exécuter. L'expérience n'est autre que la répétition du même, indéfiniment du même, et alors le même coagulé devient un savoir pratique, c'est du moins ce qu'en dit Aristote, en Métaphysique, Alpha. Coagulation des gestes, dans le matin blême, et toujours le même.

Il doit être possible de respirer. 

Il y a bien une respiration, elle est possible, elle doit être possible, je cherche dans la chaleur de l'écharpe nouée autour de mon cou, et qui empiète largement sur mon visage et sur ma bouche, je cherche un peu de la chaleur qui fut dans le monde. Au moment de plonger à la verticale dans le vide du jour, je ne sais pas pourquoi, je cherche là, dans ce minuscule recoin de chaleur autour de mon visage, la trace que quelqu'un s'est soucié de moi. Je serre dans ma main une main tellement plus petite que la mienne. Il reste quelques pas à faire, avant de partir jusqu'au soir dans la course, et je ne vois pas comment dessiner un minuscule écart avec le tracé inéluctablement du jour, il n'y a plus que quelques pas, je ne sais pas comment faire, je ne sais pas comment déplacer les possibles, et ne pas entraîner dans ce vertige tout ce qui s'approche de moi.

À tout hasard, je lève la tête, et indique de la main restée vide, le ciel. Pommelé.

Ce n'est pas grand chose, cet immatériel, mais il y a au moins ce mot-là en suspens dans le matin livide, au-delà des lignes verticales de tours, très loin, là où il est possible de regarder le ciel. C'est peut-être suffisant, juste cela, simplement ce mot, et ses circonvolutions imprécises, pour orienter son regard vers le ciel changeant, lui désigner les nuages qui passe et le vent qui les porte. Il ne m'est pas possible de faire mieux. Je sens la chaleur de sa main minuscule dans la mienne, et la confiance qui y est toute entière contenue, alors je lui désigne, dans l'espace des possibles, un mot, un seul.

Je ne sais rien faire d'autre.

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